C. Une pauvreté relative à une personne donnée au sein d’une société donnée

L’articulation entre dimension absolue et relative de la pauvreté chez Sen peut être clarifiée par l’exemple de la capabilité « pouvoir se déplacer »68. Il y a un bien : une voiture. Elle présente certaines caractéristiques dont la principale est : le déplacement. La possession de cette voiture permet à une personne qui la possède de se déplacer d’une manière qu’elle n’aurait pu faire sans. Enfin, se déplacer peut lui procurer une certaine satisfaction. Ainsi, Sen identifie la séquence suivante :

Bien (voiture) → Caractéristique (déplacement) → Capabilité (parvenir à se déplacer) → Utilité (satisfaction).

Pour lui, évaluer la pauvreté en intégrant la question du standard de vie, suppose de considérer la capabilité et non les autres éléments de cette séquence. En ce sens, il se distingue à la fois de la théorie de la justice de John Rawls et de l’utilitarisme. En effet, il se concentre sur le fait de parvenir à mettre en œuvre des fonctionnements précis (ici la capabilité de se déplacer) et non sur les revenus ou les biens nécessaires à cette mise en œuvre (les biens premiers) ou la satisfaction retirée de cette mise en œuvre (l’utilité).

Maintenant, imaginons deux personnes ayant besoin de se déplacer pour se rendre à leur travail et ne possédant pas de véhicule. L’une vit en centre ville à Paris, l’autre en zone rurale. L’existence d’un réseau de transport en commun extrêmement développé à Paris rend l’absence de voiture non significative pour qualifier la personne de pauvre alors même que le plus souvent celle vivant à la campagne ne pourra conserver son emploi en l’absence de véhicule. En se focalisant sur les capabilités, il est possible d’intégrer la dimension relative de la pauvreté sans être aveuglé par l’existence (ou non) d’inégalités.

En matière bancaire, il apparaît qu’en France la diffusion du compte bancaire est beaucoup plus large qu’au Royaume-Uni. Implicitement, on pourrait penser que l’inégalité d’accès au compte bancaire étant plus grande au Royaume-Uni, c’est là qu’il convient d’intervenir en priorité. Cependant, si l’on s’intéresse aux capabilités nécessitant la détention d’un compte bancaire, il s’avère que la situation des personnes qui n’en disposent pas est beaucoup plus délicate en France dans la mesure où ce produit est socialement incontournable alors qu’il existe des alternatives dans le cas britannique69.

Toutefois l’intérêt des capabilités ne se limite pas à cela. En effet, non seulement Sen prend en compte le fait de disposer des biens et revenus nécessaires à la réalisation d’un fonctionnement mais il s’intéresse également à la capacité de la personne à convertir ce bien ou ces revenus en fonctionnement. Les capabilités intègrent ces deux dimensions. Ainsi, si l’on dote la personne vivant à la campagne d’une voiture mais que cette dernière est non-voyante, elle n’aura pas la possibilité de convertir ce bien en fonctionnement. L’accès à ce bien ne signifie pas qu’elle dispose de la capabilité.

Sen (2000b) insiste sur le fait que les difficultés pour convertir des biens en fonctionnements ne découlent pas seulement de caractéristiques individuelles (compétences, santé, âge, sexe, etc.) mais dépendent également d’éléments sociaux (faiblesse des relations sociales, existence de normes, de conventions ou de règles, etc.) comme par exemple l’obligation pour les femmes françaises jusqu’au milieu des années 1960 d’obtenir l’autorisation de leur époux pour pouvoir exercer une activité professionnelle. En matière d’exclusion bancaire, le fait de se trouver confrontées à une situation d’urgence (face à une situation de précarité extrême par exemple) ou marquée par une charge émotionnelle particulièrement forte (suite au décès ou la maladie d’un proche) affecte fréquemment le jugement des personnes. Leurs choix se révèlent moins avisés et potentiellement dangereux (accumulation de crédit conduisant au surendettement) alors même que ces personnes avaient les compétences nécessaires pour utiliser de manière adaptée (c'est-à-dire réaliser leur conversion) les produits bancaires dont elles disposent. Ici, ce sont les circonstances dans lesquelles se trouvent ces personnes, ainsi que le manque de conseils, qui affectent leurs capabilités.

Cette mise au cœur de la définition de la pauvreté de la notion de conversion et donc de droit réel, est essentielle : l’approche par les capabilités implique de porter son attention non seulement sur l’accès aux biens et services présentant les caractéristiques nécessaires à la réalisation des fonctionnements mais également à l’usage qui en est fait c'est-à-dire la conversion elle-même. Notre définition de l’exclusion bancaire des particuliers est donc tout à fait cohérente avec une analyse en termes de capabilités.

L’exclusion bancaire désigne un élément ou une facette du processus plus large que nous appelons couramment exclusion sociale et que Sen nomme pauvreté. Les difficultés bancaires d’accès et d’usage, tout comme la pauvreté monétaire, sont le plus souvent des causes de privation de capabilités. Cependant, c’est seulement lorsque cette causalité existe que les difficultés bancaires considérées peuvent être définies comme participant au processus d’exclusion bancaire.

Sen intègre d’ailleurs la préoccupation financière à propos du crédit : « Not to have access to the credit market can, through causal linkages, lead to other deprivations, such as income poverty, or the inability to take up interesting opportunities that might have been both fulfilling and enriching but which require an initial investment and use of credit. […] Causally, significant exclusions of this kind can have great instrumental importance: they may not be impoverishing in themselves, but they can lead to impoverishment of human life through their causal consequences (such as the denial of social and economic opportunities that would be helpful for the persons involved) » (2000b, p. 13).

Privilégier, comme nous le faisons, la logique du processus est donc indispensable pour saisir les mécanismes à l’œuvre et ainsi lutter contre ce phénomène. Néanmoins, si cette grille d’analyse qui lie les difficultés bancaires et leurs conséquences, est pertinente, elle pose deux questions interdépendantes : quelles sont les frontières du phénomène qu’est l’exclusion bancaire et comment peut-on en chiffrer l’ampleur ?

Notes
68.

 Sen utilise l’exemple d’un vélo mais nous prendrons celui de la voiture afin de développer davantage notre raisonnement.

69.

 Nous avons déjà souligné cette faiblesse de la part des prises en compte britanniques de l’exclusion bancaire qui n’intègrent pas explicitement dans leur définition ce lien de causalité entre difficultés bancaires et conséquences c'est-à-dire privation de capabilités. Cela est pourtant indispensable pour assurer la pertinence de l’analyse comme le constate, sans pour autant remettre en question sa définition, Kempson (2006) lorsqu’elle souligne que dans de nombreux pays où le taux de bancarisation est faible (comme la Pologne ou la Roumanie par exemple), la question qui se pose n’est pas comment lutter contre l’exclusion bancaire mais bien davantage comment accroître l’accès et l’utilisation de ces services. L’absence ou la faiblesse de l’accès ne peut donc être assimilée à l’exclusion bancaire.