A. La nécessité d’une démarche pragmatique

Comme souligné en introduction par la citation de Paugam, la quantification du phénomène (qu’il s’agisse d’exclusion sociale ou d’exclusion bancaire) apparaît pour le sens commun comme un préalable indispensable à toute discussion. Pourtant cet impératif peut conduire la réflexion dans une impasse.

Considérons le taux de pauvreté monétaire. Ce taux correspond à la part de la population dont le niveau de revenu est inférieur à 50 % du revenu médian en France mais à 60 % dans le reste des pays de l’Union Européenne. Ce taux de pauvreté est de 6 % pour le premier seuil et de 13 % pour le second, soit une variation du simple au double. L’ampleur de la différence souligne à quel point une démarche de chiffrage repose sur des choix conventionnels (pourquoi 60 % plutôt que 50 % ?) et correspond à une simplification de la réalité. Si le caractère conventionnel et simplificateur de l’outil de mesure ne le discrédite pas, c’est parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’analyses qui permettent d’en comprendre la portée explicative et donc ses limites. Ainsi, le taux de pauvreté monétaire continue à être utilisé mais enrichi par de nombreux autres indicateurs afin de souligner la mutlidimensionnalité de la pauvreté70.

De ce point de vue, l’approche de Sen par les capabilités – à laquelle nous souscrivons – est une proposition pour dépasser cette mesure monétaire de la pauvreté. Bien qu’en en reconnaissant l’intérêt, Paugam (2005) souligne qu’elle « ne résout pas pour autant les problèmes de mesure dont elle reste en partie tributaire. Au contraire même, elle les rend plus complexes encore. L’approche descriptive des pauvres se heurte par conséquent presque inévitablement au caractère relatif et en partie arbitraire des méthodes retenues » (p. 6).

Nous ne pouvons que confirmer ce constat. Notre définition du processus d’exclusion bancaire liant difficultés bancaires et conséquences sociales rend extrêmement délicate une démarche de quantification. Elle la rend même quasiment impossible dans la mesure où elle supposerait de parvenir à quantifier le nombre de personnes confrontées à un éventail prédéfini de difficultés bancaires d’accès et d’usage et de faire le lien avec les éventuelles conséquences négatives produites c'est-à-dire la réduction des capabilités qui en découle. La tâche est colossale.

Il semble donc qu’à l’instar de ce qui est fait pour mesurer la pauvreté et l’exclusion sociale, il soit nécessaire de recourir à des indicateurs multiples et partiels pour évaluer l’ampleur du processus d’exclusion bancaire. Cette démarche pragmatique n’a de sens que si elle s’appuie au préalable sur une analyse compréhensive du phénomène permettant de mettre en perspective les chiffres obtenus et donc de leur donner du sens (encadré 5).

Encadré 5 : De la nécessaire contextualisation des données quantitatives
Un communiqué de presse de la Fédération Bancaire Française daté d’octobre 2004, rend explicite la nécessaire mise en contexte des données quantitatives. Publié pour répondre à l’UFC-Que Choisir qui avait pris l’initiative au sujet du service bancaire universel, il remarquait que « le nombre de personnes qui n'ont pas de compte en France est bien inférieur à ce qu'il est dans les autres pays européens : 2,8 % de la population contre 10,6 % au Royaume-Uni, 22 % en Italie »71. Si ce chiffre est effectivement bien inférieur à celui d’autres pays européens (bien que la France ne soit qu'au 6ème rang sur 15 pays considérés), les conclusions implicites qui en sont tirées (à savoir qu’un service bancaire universel n’est pas nécessaire), sont peu pertinentes pour au moins deux raisons.
La première est que l’absence de compte a des conséquences sociales beaucoup plus graves en France qu’au Royaume-Uni où des prestataires financiers alternatifs existent et où les salaires et les prestations sociales peuvent être perçus en espèces, tout comme en Italie où l’utilisation très répandue des espèces rend l’absence de compte peu handicapante pour toute une partie de la population (Anderloni, 2005). En effet, plus l’accès aux services bancaires est développé, plus les conséquences sociales sont fortes pour ceux qui en sont privés rendant la recherche d’une solution d’autant plus importante.
La seconde tient au fait que les personnes disposant uniquement d’un livret A sont comptabilisées comme ayant accès aux services bancaires alors même que ce type de compte ne permet pas de mener une vie sociale normale (encadré 6). Si on considère l’accès au compte de dépôt comme base minimale, selon la même étude ce sont alors 7 % de personnes en France (plus de 3,3 millions) qui sont concernées.

La population sur laquelle porte le chiffrage doit également être l’objet d’attention : faut-il considérer les personnes ou les ménages ? Si l’on prend en compte uniquement les ménages, il n’est pas possible de distinguer les situations où, au sein de ceux composés de plusieurs personnes, une seule dispose de l’accès aux services bancaires. En considérant le ménage comme l’unité de base, on se prive de l’étude des inégalités intrafamiliales et des jeux de pouvoir qui peuvent en découler (Kempson & Whyley, 1999 ; Pahl, 1999). Le ménage n’est pas un espace sans conflits et l’étude des conséquences des difficultés bancaires implique de s’y intéresser. À l’inverse, le ménage peut dans d’autres cas offrir une protection pour l’un de ses membres qui serait privé d’accès bancaire. Il semble donc que bien plus que de s’exclure, ces deux bases de mesure (au niveau du ménage et au niveau des personnes) se complètent.

Ces précisions faites, il apparaît que la quantification du nombre de personnes et de ménages concernés par le processus d’exclusion bancaire ne peut se faire que par la définition conventionnelle d’indicateurs de difficultés d’accès et d’usage, difficultés jugées suffisamment significatives pour entraîner une privation de capabilités. En ce sens, plus que les « exclus bancaires » au sens propre, ce sont les personnes ou ménages à risque d’exclusion bancaire qui seront recensés.

Notes
70.

 Sur ce point voir les différents travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. L’Observatoire propose de retenir 11 indicateurs « centraux » de la pauvreté et de l’exclusion (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2006, p. 51).

71.

 Communiqué de presse du 7 octobre 2004, Les banques sont ouvertes à un dialogue équilibré. Source : http://www.fbf.fr