B. Quel panier de produits bancaires prendre en compte ?

La question de la quantification des personnes confrontées aux difficultés bancaires d’accès est une question pour laquelle il existe une littérature dans la mesure où les difficultés d’accès correspondent à la définition britannique de l’exclusion bancaire (Kempson & Whyley, 1999 ; Kempson et al., 2000 ; HM Treasury, 2004 ; Devlin, 2005 ; FITF, 2005). Dans le cadre de ces travaux, les indicateurs clefs retenus sont le plus souvent le nombre de ménages/de personnes sans aucune forme de compte bancaire (les unbanked) et le nombre de ménages/de personnes sans compte de dépôt (les underbanked).

Au sein de ces différents travaux, il est ainsi procédé à une hiérarchisation des produits bancaires. La logique qui préside est que, plus le taux d’accès au produit est élevé, plus il est incontournable. Le compte est alors considéré comme étant la base de l’accès bancaire et, au sein des différents comptes, une hiérarchie s’établit depuis la forme la plus basique de compte bancaire, puis les comptes épargne des building societies, les comptes postaux, les comptes d’épargne bancaire, etc. (Kempson & Whyley, 1999).

Dans la mesure où notre définition établit un lien systématique entre les difficultés d’accès et leurs conséquences sociales, se limiter au compte d’épargne ou de dépôt est insuffisant. Bien que liée au taux d’accès, c’est davantage la nécessité sociale de recourir à tel ou tel produit qui doit conduire à les intégrer dans la liste des indicateurs d’exclusion bancaire. La question qui se pose est alors l’évaluation de cette nécessité sociale. Pour contourner cette difficulté, les travaux belges portant sur cette question, prennent comme indicateurs les produits listés au sein de la Charte relative au service bancaire de base adoptée par l’Association belge des banques en 1996 et donc reconnus comme socialement nécessaires par le débat public (RFA, 2002a). L’exclusion bancaire est mesurée à partir des difficultés pour disposer d’un compte en banques ou pour effectuer des opérations bancaires de base (dépôts et retraits d’argent, virement, ordres permanent, encaissements de chèque, réception d’extraits de compte).

Appliquée au cas français, une telle démarche supposerait de prendre pour base ce que prévoit le droit au compte et le service bancaire de base et de considérer non seulement l’accès à un compte de dépôt mais également celui aux paiements par prélèvement, titre interbancaire de paiement (TIP) ou virement de manière illimitée, à deux chèques de banque par mois (ou moyen de paiement équivalent) ainsi qu’à une carte de paiement à autorisation systématique. La possibilité réelle d’accéder à cet ensemble de produits bancaires constitue le socle minimal de l’accès bancaire, ce que le livret A isolément ne permet pas d’atteindre (encadré 6).

Encadré 6 : Exclusion bancaire et livret A
Lors de débats sur la banalisation du livret A, son rôle dans l’accessibilité bancaire des ménages les plus modestes a été maintes fois souligné. En effet, 0,8 % des individus de plus de 26 ans (433 000 personnes) ne détiennent que ce seul produit bancaire (Camdessus, 2007). Bien que ses caractéristiques aient été assouplies au cours des années 196072 par les pouvoirs publics afin d’apporter une réponse aux personnes n’ayant pas accès au compte courant auprès d’un établissement bancaire sans pour autant autoriser La Poste et les Caisses d’épargne à commercialiser de tels comptes, le livret A offre une palette de services inférieure à celle définie par le droit au compte :
- La domiciliation des ressources est limitée aux revenus versés par des organismes publics.
- La disponibilité de l’argent est moindre : le délai d’encaissement d’un chèque est en général de 15 jours alors qu’il est de 3 à 4 jours sur un compte de dépôt et la mise à disposition de carte de retrait n’est pas systématique.
- Les modalités de paiement sont moindres : le chéquier et la carte de paiement ne sont pas accessibles, les chèques de banque (coûteux) sont limités et les virements restreints au paiement de l’impôt sur le revenu, de la taxe foncière, de la taxe d’habitation et de la redevance audiovisuel et peuvent éventuellement être élargis aux règlements de factures de biens essentiels (eau, gaz, électricités). Les titulaires de livret A sont ainsi généralement contraints de recourir aux mandats postaux également coûteux.
- L’information est moins bonne faute de relevé de compte mensuel (ils sont trimestriels).
- Les facilités de trésorerie (découvert) même ponctuelles sont impossibles.
Lorsque le livret A est le seul accès bancaire dont dispose une personne, il est donc le signe d’un dysfonctionnement et ne peut être considéré comme une réponse satisfaisante en terme d’accessibilité bancaire.

Les indicateurs bâtis à partir du droit au compte et du service bancaire de base présentent un intérêt certain, toutefois ils comportent deux limites. La première est que ne pas accéder à un certain type de produit peut parfois ne pas être significatif considéré isolément. Ne pas disposer de carte de paiement (prévue par le service bancaire de base) n’est pas obligatoirement un signe d’exclusion bancaire si la personne recourt par ailleurs à d’autres modes de paiement équivalents ou de meilleure qualité lui permettant de s’en passer. Davantage que de considérer le chiffre seul, c’est son croisement avec d’autres données portant sur l’accès ou l’utilisation des différents produits permettant les paiements à distance qui est porteur de sens.

La seconde limite est de faire peser sur la mesure scientifique le poids des contraintes propres à la sphère du politique, ce que nous dénoncions précédemment. L’absence des crédits de trésorerie au sein du service bancaire de base en est l’exemple. Elle résulte des représentations qu’ils véhiculent (facteur d’aggravation de situations déjà financièrement fragiles, condamnation morale de l’endettement, etc.) alors qu’ils peuvent s’avérer inévitables que ce soit pour acquérir un bien essentiel ou pour « joindre les deux bouts »73 comme le montrent les expérimentations de microcrédits personnels dont nous avons évalué l’impact pour les emprunteurs (Gloukoviezoff & Lazarus, 2007 ; Gloukoviezoff & Palier, 2008).

Contrairement au compte et davantage que pour les moyens scripturaux de paiement, ne pas disposer de crédit ne suffit pas pour repérer une situation d’exclusion bancaire. Pour un grand nombre de personnes, ne pas disposer de crédit s’explique par l’absence de besoin qui justifierait d’y recourir et non par une quelconque difficulté d’accès. Dès lors, mesurer les difficultés d’accès au crédit suppose de mettre en œuvre une mécanique plus complexe qui lie absence de crédits et existence d’un besoin de financement insatisfait.

La quantification des personnes/ménages concernés par des difficultés d’accès composant le processus d’exclusion bancaire ne peut donc se faire que de manière imparfaite en recourant à des indicateurs conventionnels. Les tableaux 4 et 5 compilent les principales données disponibles aujourd’hui.

Tableau 4 : Absence d’accès au compte et services associés
Produits non possédés Ensemble des adultes de plus de 15 ans 1 Ensemble des ménages 2
% Nombre % Nombre
Compte de dépôt et livret d’épargne 2,8 % 3 1 342 208 > 1 % > 238 080
Compte de dépôt 7 % 3 355 520 1 % 238 080
Carte de retrait ND ND 75 % 17 856 000
Chéquier 13 % 6 231 680 4 % 952 320
Carte Carte de crédit Carte de paiement
25 % 11 984 000 20 % 4 761 600
Carte de crédit
69 % 16 427 520
Autorisation de découvert 38 % 18 215 680 57 % 13 570 560

ND : Les données ne sont pas disponibles.

1 Source : d’après Eurobaromètre 60.2 (2004).

2 Source : d’après Daniel et Simon (2001).

3 Source : d’après Eurobaromètre 52.0 (2000).

Tableau 5 : Absence d’accès au crédit
Produits non possédés Ensemble des ménages
% Nombre
Crédits en général 48 % 12 736 429
Crédit de trésorerie 66,8 % 17 724 952
Crédit immobilier 69,4 % 18 414 854

Source : d’après Mouillart (2008).

Compte-tenu des limites énoncées précédemment74, nous n’analysons pas dans le détail ces chiffres pas plus que nous n’en proposons une articulation pour évaluer le nombre d’exclus bancaires au titre des difficultés d’accès. En revanche, ils s’avèreront utiles pour donner un ordre de grandeur lorsque nous étudierons les mécanismes qui produisent ces difficultés d’accès (chapitre 9).

Notes
72.

 « Un arrêté du 25 mai 1967 permet ainsi de recevoir, par virement sur le livret A, les pensions, retraites et allocations diverses payées trimestriellement. Parallèlement, sont autorisés les prélèvements directs des factures d’eau, de gaz et d’électricité, sous réserve, évidemment, de l’existence d’un dépôt suffisant » (CDC, 1999, p. 243).

73.

 Selon le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, dirigé par Alain Rey), cette locution familière reprend celle plus ancienne de « joindre un bout de l’année avec l’autre ». Elle fait référence à la « soudure » où le produit de la récolte d'une année devait durer suffisamment pour tenir jusqu'à la récolte suivante. C’est donc de l’étalement des ressources dans le temps dont il question… précisément ce que permet aujourd’hui le crédit dans une société où les ressources sont financiarisées (chapitre 2).

74.

 Il faut d’ailleurs ajouter à ces limites celles des sources : les données issues des différentes enquêtes Eurobaromètre menées pour le compte de l’Union Européenne correspondent à un sondage et non à une enquête quantitative scientifique. Dans le cadre de l’étude SILC menée par l’Union Européenne, un volet a été intégré pour l’année 2008 portant spécifiquement sur la question de l’exclusion financière. Les données seront exploitables en 2010.