C. Comment dénombrer les difficultés d’usage ?

Si quantifier les difficultés d’accès est délicat, cela l’est encore davantage pour les difficultés d’usage. La problématique est la même : trouver un élément objectif aisément mesurable comme indicateur de ce type de difficulté. Dans le cas des difficultés d’accès, il s’agit du fait d’avoir ou de ne pas avoir certains produits définis. Concernant les difficultés d’usage, quels peuvent être ces indicateurs ?

Les difficultés d’usage correspondent aux difficultés rencontrées dans l’utilisation du produit. Elles peuvent prendre trois formes principales :

  1. disposer des produits mais ne pas les utiliser,
  2. utiliser les produits en respectant leurs règles de fonctionnement mais que cela produise des conséquences négatives (rembourser un crédit aux mensualités si élevées qu’elles conduisent à des privations préjudiciables à l’emprunteur),
  3. utiliser les produits et ne pas parvenir à en respecter le fonctionnement prévu (faire un chèque sans provision par exemple).

Le premier type de difficultés d’usage produit des conséquences similaires à l’absence d’accès. Il s’agit des personnes qui disposent de produits qu’elles choisissent de ne pas utiliser (FITF, 2005 ; Corr, 2006). L’un des exemples les plus communs concernent les personnes qui disposent d’un compte bancaire mais qui en retirent l’intégralité des versements dès leur perception. Elles maintiennent donc une gestion en espèces et en supportent les conséquences bien qu’elles aient intégré l’obligation qui est faite de disposer d’un compte pour percevoir certains versements (salaires, prestations sociales, etc.). À ce jour, il n’y a pas d’indicateur disponible de ce type de comportements.

Le deuxième type de difficultés d’usage est également relativement délicat à recenser dans la mesure où il concerne les personnes qui utilisent sans incident des produits bancaires. Si cette utilisation se fait sans incident, c’est en raison du transfert des conséquences à d’autres domaines. C’est le cas lorsque les clients recourent à des produits payants, dont l’utilité n’est pas avérée, grevant ainsi inutilement leur budget. Certains packages (groupes de produits vendus en accompagnement du compte bancaire) dénoncés par les associations de défense des consommateurs en 2002 et 2003, correspondent à cette description ainsi que certains produits d’épargne notamment boursière. C’est également le cas en matière de crédits pour lesquels certains emprunteurs assurent leur remboursement alors que dans le même temps ils accumulent les retards pour ce qui est du loyer et des charges courantes. Cette hiérarchisation budgétaire tient à la fois aux arbitrages entre les différents coûts induits par un retard de paiement (une mensualité de crédit impayée est plus coûteuse qu’un impayé d’électricité pour lequel il est plus facile de négocier (Gloukoviezoff & Palier, 2008) et aux différences de statut accordé par les personnes à leurs différentes obligations financières75 (chapitre 8).

La construction d’indicateurs saisissant cette deuxième forme de difficulté peut s’en doute s’appuyer sur le croisement de différents éléments chiffrés recueillis par l’INSEE dans ses enquêtes « budget des familles » et « patrimoine » comme le taux d’endettement (à 30 % et à 40 %), la survenue de difficultés budgétaires autres que bancaires, le jugement des personnes sur leur situation budgétaire, ou l’analyse des dépenses contraintes pesant sur le budget des ménages dont les crédits font partie76.

Enfin, définir un indicateur portant sur le troisième type de difficultés d’usage pour lesquelles un dysfonctionnement est avéré peut se faire à partir des systèmes de traitement des incidents mis en place par les banques et par les pouvoirs publics. Au niveau des pouvoirs publics, le fichier central des chèques (FCC) (incidents de fonctionnement portant sur les chéquiers et sur les cartes) et le fichier des incidents de remboursement de crédit aux particuliers (FICP) (incidents de paiements « caractérisés »77 liés aux crédits consentis aux particuliers et mesures prises dans le cadre du règlement des situations de surendettement des ménages) sont les principales sources de données portant sur les difficultés d’usage. Ils présentent l’intérêt d’intégrer les difficultés concernant les moyens de paiement scripturaux que sont la carte et le chéquier ainsi que celles concernant les différentes formes de crédits. En revanche, outre les limites inhérentes aux modalités de fichage et de « dé-fichage » propres à tous système de ce type, leur faiblesse est qu’au sein des personnes fichées il n’est pas possible de distinguer celles qui sont confrontées au processus d’exclusion bancaire, des escrocs qui se retrouvent fichés simplement parce qu’ils se sont fait prendre.

Pour comptabiliser les personnes qui font face à des incidents bancaires mais qui échappent aux fichiers précédents parce qu’elles parviennent à en honorer les frais, il serait souhaitable d’établir un indicateur basé sur le montant mensuel ou annuel de ces frais78. Au-delà d’un certain seuil à définir en fonction des profils de consommation bancaire et de niveau de ressources des clients, ces frais sont le symptôme de l’inadaptation de leur équipement bancaire et donc de difficultés d’usage sources d’exclusion bancaire79.

À l’instar de ce que nous avons fait pour les difficultés d’accès, nous avons réuni dans le tableau 6 les données disponibles concernant les difficultés d’usage.

Tableau 6 : Les difficultés d’usage
Tableau 6 : Les difficultés d’usage

1 Source : d’après Banque de France, données à fin 2007.

2 Source : d’après Monrose, 2003.

3 Source : d’après Mouillard, 2008.

4 Les personnes ayant un dossier de surendettement accepté par les commissions sont inscrites dans ce fichier.

Là encore, l’exploitation de ces données (notamment leur agrégation) pour donner un chiffre global des personnes ou ménages concernés par les difficultés d’usage est impossible car non seulement elles sont incomplètes mais en plus elles se recoupent en grande partie. Les ordres de grandeur que ces données donnent à voir seront, tout comme pour ceux concernant les difficultés d’accès, plus largement analysés lorsque nous étudierons les mécanismes des difficultés d’usage (chapitre 9).

Que ce soit en matière de difficultés d’accès ou d’usage, la définition d’indicateurs est une tâche ardue. Elle l’est d’autant plus si l’objectif ultime est d’atteindre un chiffre unique des personnes confrontées au processus d’exclusion bancaire. Il semble plus raisonnable et plus pertinent d’utiliser ces indicateurs pour éclairer et tenter d’agir sur les différentes facettes de ce phénomène que sont l’absence ou l’insuffisance d’accès aux comptes, moyens de paiement scripturaux et crédits de trésorerie, ainsi que les difficultés d’usage quelle que soit leur forme (accumulation de frais bancaires, surendettement, etc.). Le tableau 7 récapitule les pistes qui nous paraissent les plus prometteuses.

Tableau 7 : Définition d’indicateurs de mesure de l’exclusion bancaire
Difficultés Type Indicateurs
Accès Ne pas disposer de produits bancaires (la liste des produits concernés doit évoluer parallèlement aux besoins sociaux) Ces indicateurs peuvent être considérés isolément ou de manière croisée
Compte : le compte de dépôt est le minimum
Moyens de paiement scripturaux : indicateurs synthétiques croisant l’accès aux différentes formes
Crédit : nécessité de lier explicitement avec le besoin qui n’a pu être financé ou qui l’a été dans des conditions préjudiciables
Usage Avoir accès aux produits bancaires mais ne pas les utiliser Gestion en espèces. Par exemple : avoir un compte pour percevoir salaire et prestations sociales et en retirer l’intégralité dès le versement
Respect du fonctionnement normal du produit entraîne des conséquences négatives Ne peut-être saisi qu’au travers de l’analyse des situations des personnes et/ou par le recueil de leur sentiment subjectif sur leur propre situation
Impossibilité de respecter le fonctionnement normalement prévu du produit Indicateurs disponibles sont principalement la facturation de frais bancaires et les différentes formes de fichage (FCC, FICP)

Source : Élaboration personnelle.

Adopter une approche qui privilégie une quantification fractionnée du phénomène d’exclusion bancaire doit toutefois éviter deux biais. Le premier est d’opérer également un fractionnement de la population en supposant que seuls les ménages ou personnes confrontés à des difficultés socioéconomiques sont concernés. L’analyse du surendettement démontre l’inverse puisqu’il concerne également des ménages ayant des revenus nets supérieurs à 1 500 euros pour 30 % d’entre eux (Banque de France, 2005). Le second tient au glissement d’un fractionnement de la quantification à celui de la compréhension du processus d’exclusion bancaire. C’est alors la question des frontières du phénomène qui se pose. Bien qu’il soit nécessaire d’en distinguer les différentes dimensions pour en permettre la mesure, il est impératif de garder à l’esprit la cohérence d’ensemble de ce phénomène. À ce titre, il est utile de montrer dès à présent en quoi le surendettement est effectivement l’une des dimensions de l’exclusion bancaire des particuliers.

Notes
75.

Il s’agit là d’une logique proche des marquages sociaux de l’argent identifiés par Zelizer (2005).

76.

 Les dépenses contraintes y sont définies comme « les dépenses préengagées , c'est-à-dire celles qui donnent lieu à un contrat difficilement renégociable au moins à court terme » (Accardo et al., 2007, p. 84).

77.

 Un incident de paiement caractérisé concerne uniquement un incident de remboursement de crédit (crédit immobilier, prêt personnel, découvert, crédit revolving…). Les incidents de paiement caractérisés sont enregistrés dans le FICP.

- Pour les crédits avec échéances échelonnées, le débiteur est enregistré à la 3ème échéance impayée, ou bien à partir d'un défaut de paiement depuis plus de 90 jours.

- Pour un crédit sans échéances échelonnées, il y a incident de paiement caractérisé lorsque le défaut de paiement date de plus de 90 jours et que la somme impayée s'élève à au moins 500 euros.

- Est également « caractérisé » un défaut de paiement de tout crédit pour lequel un établissement de crédit engage une procédure judiciaire ou prononce la déchéance du terme.

78.

 La loi n° 2008-3 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs du 3 janvier 2008 prévoit dans son article 24 que tous les ans en janvier, les banques doivent remettre à leurs clients un récapitulatif des frais liés à la gestion de leur compte de dépôt (package, moyens de paiement, incidents de paiement, agios, commission d’intervention, etc.). Le premier récapitulatif sera disponible avant fin janvier 2009.

79.

 Encore une fois, le fait que l’offre bancaire se révèle inadaptée ne doit pas être assimilé uniquement à une responsabilité bancaire.