Chapitre 2. La financiarisation

Introduction du chapitre 2

Telle que nous l’avons définie, l’exclusion bancaire est une composante de l’exclusion sociale. Rencontrer des difficultés bancaires altère ou rompt les différents liens qui composent le lien social. Affirmer cela, c’est doter les produits bancaires que sont le compte, les moyens de paiement scripturaux et les différentes formes de crédit, de qualités qui dépassent celles de marchandises banales. Ils deviennent des supports essentiels de la participation sociale. Ils permettent l’expression de l’appartenance de chacun à la société.

Dès lors, cela appelle deux réflexions liées entre elles. La première est que si les difficultés bancaires ont de telles conséquences, c’est que les produits bancaires occupent une place centrale dans les modalités de fonctionnement des sociétés modernes. La seconde est que s’ils y occupent effectivement une telle place, ils expriment leurs qualités pour l’ensemble de la population et non uniquement pour les personnes victimes d’exclusion bancaire. Ces qualités sont révélées avec davantage d’acuité dans les moments de crises que constitue l’exclusion bancaire.

Il convient alors de sortir du cadre étroit de l’exclusion bancaire correspondant à l’exception, pour s’intéresser à ce qui constitue la norme au travers de l’analyse du rôle joué par les produits bancaires à un niveau institutionnel pour la cohésion et la reproduction des sociétés modernes. Ce chapitre se propose donc de comprendre comment les produits bancaires ont progressivement acquis un rôle social déterminant et quelles sont les règles et normes qui en conditionnent l’accès et l’usage. En d’autres termes, il s’agit d’étudier le processus d’intensification de la financiarisation des rapports sociaux.

Afin de mener à bien cette réflexion, il est indispensable d’étudier la monnaie dont les qualités des produits bancaires sont largement issues. Après avoir remis en cause la lecture strictement instrumentale basée sur la fable du troc qu’en propose l’économie orthodoxe, il est possible de comprendre en quoi elle est au cœur du lien social en recourant aux concepts de dette et de liens financiers. Ceux-ci donnent en effet à voir en quoi la monnaie est un élément essentiel de la régulation des dettes privées et sociales qui sont à la base du fonctionnement des sociétés modernes. La monnaie se développe ainsi dans une dimension horizontale où elle dévoile ses qualités fonctionnelles dépassant le seul champ dit économique, mais également dans une dimension verticale véhiculant la hiérarchie de valeur qui caractérise une société et exprimant l’appartenance de chacun au « tout social ». Il s’agit donc de montrer en quoi la monnaie est une institution sociale c'est-à-dire un « fait social total, dans la perspective de Marcel Mauss, et [une] totalité sociale, dans celle ouverte par Louis Dumont » (Servet, 2006, p. 129) (section 1).

Une fois les qualités de la monnaie établies, il importe de comprendre comment elles ont progressivement été acquises par les produits bancaires. C’est alors du processus de financiarisation dont il est question. L’objectif est ici de dépasser les critiques développées à propos des phénomènes de monétarisation ou de financiarisation généralement considérés comme destructeurs du lien social. Il s’agit d’élaborer une grille de lecture de la financiarisation dont l’objectif est double. Le premier est de montrer en quoi les produits bancaires sont devenus progressivement socialement incontournables et donc à ce titre en quoi ils constituent une modalité d’expression du lien social. Le second est de mettre en lumière sous quelles conditions ils peuvent se révéler facteur d’inclusion ou d’exclusion sociale. Pour cela, seront distingués le processus de diffusion de la monnaie et des différents produits bancaires et financiers d’une part, et les diverses logiques qui président à cette diffusion d’autre part (section 2).

Enfin, fort d’une grille de lecture qui éclaire les différentes facettes de la financiarisation, nous l’appliquerons aux évolutions connues par la société française du XIXe siècle à nos jours. Cette analyse essentielle à la compréhension du phénomène d’exclusion bancaire tel qu’il se développe actuellement, permet d’identifier différentes phases dans ce processus. Ainsi, du XIXe au milieu du XXe siècle, ce sont les bases du secteur bancaire tel que nous le connaissons aujourd’hui qui sont posées au gré de l’évolution des conditions économiques, des rapports de force politiques et des transformations de la hiérarchie de valeurs de la société française. C’est à cette époque qu’apparaissent les banques privées de détail qui existent encore aujourd’hui et que se constituent les réseaux bancaires coopératifs. Puis, la période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre Mondiale au début des années 1980 constitue la véritable phase d’accélération de la financiarisation. Elle voit les produits bancaires et financiers se diffuser à l’ensemble de la société française et acquérir progressivement leur caractère socialement incontournable. Cependant, alors que cette diffusion s’est faite dans le cadre d’un strict contrôle de l’État et donc d’une financiarisation largement soumise au politique, la troisième période qui s’étend jusqu’à nos jours est marquée par une inversion de la logique qui anime le processus de financiarisation. C’est ainsi une logique davantage marchande d’inspiration néolibérale qui est à l’œuvre. C’est dans cette inversion de logique que réside selon nous l’une des causes essentielles du développement du phénomène d’exclusion bancaire. C’est également elle qui incite à s’interroger sur les similitudes entre les conséquences observées et la description faite par Polanyi (1983) de la « Transformation » qui marque la fin du XIXe et le début du XXe siècle (section 3.).