B. Une remise en cause théorique et empirique

Guérin (2000) ou Servet (2006) développent leur critique de la prise en compte de la monnaie par la théorie économique dans deux directions : la faillite théorique d’une telle approche démontrée par Orléan (1998) et la confrontation avec les observations empiriques.

1. La monnaie « autoréférentielle » comme impasse théorique

La critique d’Orléan (1998) se fonde sur l’incomplétude du modèle dit à « générations imbriquées », « considéré comme l’aboutissement ultime de cette pensée instrumentale de la monnaie » (Guérin, 2000, p. 65). Ce modèle tente de répondre à la question de savoir pourquoi les individus acceptent de se dessaisir d’une partie de leurs marchandises en échange de monnaie. La réponse apportée repose sur la croyance de chacun des acteurs, lors de ses engagements ponctuels, en l’acceptabilité de la monnaie par la génération suivante. Comme souvent dans les modèles économiques orthodoxes, l’avenir anticipé commande le présent95 : la prophétie est auto-réalisatrice autorisant ainsi l’équilibre. C’est ce qui amène Orléan à parler de « monnaie autoréférentielle » dans la mesure où ce qui légitime la monnaie, ce qui en autorise l’acceptation généralisée, est à rechercher dans la chaîne même de croyances individuelles dans cette acceptation. La monnaie tire sa légitimité d’elle-même à condition que l’horizon soit infini, évitant ainsi le refus anticipé de l’ultime génération qui se traduirait par une réaction en chaîne.

Toutefois, ce modèle ne parvient pas à lever une incertitude forte : deux équilibres sont possibles. À l’inverse de l’acceptation généralisée, il est tout à fait possible, et selon les mêmes mécanismes que ceux décrits au sein du modèle, que se développe un rejet généralisé de la monnaie. Si le modèle à générations imbriquées permet de donner une interprétation des mécanismes qui conduisent à l’un ou l’autre de ces équilibres, il ne permet pas d’expliquer pourquoi l’un plutôt que l’autre.

Orléan en conclut qu’en tentant de fonder le fait monétaire sur la seule logique contractuelle, ce type d’approche « ne peut donner une réponse satisfaisante à la question de l’origine » (1998, p. 378). En revanche, cet échec souligne avec force que « le lien monétaire s’appuie nécessairement sur des formes holistes d’expression de la société marchande qui s’avèrent incompatible avec la logique contractuelle et viennent en perturber le fonctionnement idéal » (p. 360). L’origine de la monnaie, ce qui en assure la légitimité, implique donc l’existence « d’une instance médiatrice faisant appel à la totalité sociale  » (Guérin, 2000, p. 67). Cette remise en cause théorique de la conception instrumentale et rationnelle de la monnaie se vérifie également d’un point de vue empirique.

Notes
95.

 Nous retrouverons les mêmes mécanismes au sein de modèles économiques expliquant les relations de crédit de long terme (chapitre 4).