A. Une dimension fonctionnelle dépassant le seul cadre économique

Lorsque l’on adopte une approche fonctionnelle, l’analyse des monnaies ayant cours au sein des sociétés anciennes donne à voir leur utilisation dans le cadre de relations de dettes et de créances entendues dans un sens plus large que strictement marchand. Elles servent d’unité de compte et de moyen de paiement pour réguler les obligations sociales.

Ces monnaies permettent la comptabilité et le paiement des offrandes aux dieux pour rembourser la dette de vie99 en se substituant progressivement aux sacrifices humains puis animaux (Malamoud, 1998 ; Théret, 1998 ; Thiveaud, 1998 ; Vallat, 1999 ; Guérin, 2000) ou la démonstration de la richesse de la communauté par leur destruction ou dilapidation (Mauss, 1995)100. Elles interviennent également dans les relations entre les personnes pour payer le prix du sang et éviter un cycle de vengeances (Coppet, 1998), lors des mariages où il faut acquitter la dot (Polanyi, 1983) ou des funérailles ; elles permettent d’affirmer des rapports sociaux au sein de la communauté de par l’accès inégal aux différentes formes monétaires selon le groupe d’origine ou selon le genre (Servet, 2006).

Le rôle joué par les monnaies au sein de ces relations, ou liens financiers, qui structurent les communautés et en assurent la cohésion et la reproduction, est rendu explicite par la multiplicité des monnaies et leur cloisonnement étanche. Chaque forme monétaire101 est en effet en usage dans des circonstances bien précises définies par les normes sociales des communautés considérées (Servet, 1981, 2006). Cohabitent ainsi au sein d’une même communauté ou dans ses relations avec l’extérieur, une pluralité d’unités de compte et de moyens de paiement, ayant dans les deux cas des usages spécifiques.

Dans les sociétés anciennes la monnaie apparaît donc clairement comme ayant des fonctions autres que marchandes : elle intervient dans le cadre d’échanges sociaux dont les échanges marchands ne sont qu’une composante. La pluralité des formes monétaires associée à des usages précis conduit d’ailleurs Polanyi (1975) à distinguer les monnaies à usage spécifique (special purpose monies) des sociétés anciennes aux monnaies à usage généralisé (all purpose monies) des sociétés modernes. Bien que soulignant le caractère fécond de cette distinction, Servet (2006) conteste que l’on puisse la lire comme une coupure. Il y aurait pour lui continuité de la nature et des fonctions de la monnaie. « La monnaie première n’est pas une structure monétaire primitive qui s’éteint du fait de l’apparition de la monnaie moderne, mais elle institue un type de fonctionnement qui subsiste estompé au cœur même des systèmes monétaires modernes » (p. 128).

Nous avons déjà commencé à donner à voir cette continuité au travers des pratiques de cloisonnement monétaire et de production de monnaies parallèles (Salmona, 1990, 1992, 1994 ; Blanc, 1998 ; Zelizer, 2005). Dans les pratiques monétaires quotidiennes, la diversité des usages de la monnaie apparaît encore fortement bien que plus difficile à identifier prenant pour support une seule et même monnaie. Zelizer (2005) l’illustre notamment par l’argent de la mort. Alors que nous avons évoqué pour les sociétés anciennes l’utilisation de monnaies spécifiques dans le cadre de rites funéraires, elle montre que la monnaie moderne est elle aussi compartimentée dans ce domaine. « Ces monnaies […] ont été durablement catégorisées par les plus démunis comme une dépense sacrée qui primait sur tout autre besoin : l’argent de la mort était, et continue d’être de nos jours, clairement différencié de l’argent du loyer, de celui de la nourriture ou de celui des vêtements » (Zelizer, 2005, p. 65). Elle complète sa démonstration par l’étude des pratiques des classes moyennes et supérieures qui adoptent également un rapport cloisonné avec l’argent lié à la mort : « Non seulement les monnaies de la mort sont souvent destinées à honorer le défunt via les donations faites à telle ou telle cause chère à son cœur, mais l’argent acquis grâce à la disparition d’un être aimé est traité lui aussi différemment […] » (ibid, pp. 65-66).

Toutefois, ces cloisonnements ne doivent pas être lus comme le résultat de simples choix individuels. Si, par leur caractère fonctionnel, ils se développent à un niveau horizontal, c'est-à-dire dans les pratiques personnelles, ils n’en sont pas moins l’expression d’une dimension collective, même si leurs fondements moraux sont inconscients. Si l’on n’y prête pas attention, le risque est grand de retomber dans une lecture du phénomène monétaire analogue à celle dominante en économie. Comme le souligne Servet : « même lorsque l’appréhension de la monnaie par ses usages n’est pas réduite à un champ reconnu comme économique, cette analyse ne peut être que réductrice. C’est une étape nécessaire de repérage des fonctions monétaires mais qui instrumentalise la monnaie comme intermédiaire et contrepartie ; elle la chosifie. Dès lors, la structure monétaire ne peut plus être comprise que comme agrégation d’actes de type contractuel » (Servet, 2006, p. 133). Nous avons vu précédemment que le contrat ne pouvait être au fondement du fait monétaire, c’est alors de dimension hiérarchique qu’il est question.

Notes
99.

 La vie y est considérée comme une dette qui prend effet à la naissance et dont on ne peut jamais se libérer. Il est donc nécessaire de faire des sacrifices aux dieux par l’intermédiaire des autorités religieuses (censées avoir un lien avec l’au-delà) pour assurer la protection et la reproduction du capital de vie.

100.

 Que ce soit la destruction de richesse lors des cérémonies où l’enterrement du défunt avec une partie des richesses existantes, ces pratiques avaient pour utilité sociale d’éviter l’accumulation excessive et ainsi maintenir la cohésion de la communauté.

101.

 Servet (2006) reprenant Servet (1981) distingue les paléomonaies (forme sans usage utilitaire direct comme les monnaies métalliques ou les coquillages) et les biens à usages paléomonataires (bien pouvant avoir un autre usage que celui de monnaie comme le sel, le tabac, les armes, etc.).