B. La permanence de la dimension hiérarchique de la monnaie

Au sein des sociétés anciennes, les usages de la monnaie étaient organisés de manière particulièrement visible par la société comprise comme une façon spécifique d’ordonner les valeurs qui y sont révérées (Aglietta et al., 1998). Ces hiérarchies de valeurs sont spécifiques à chaque société considérée qu’elles soient anciennes ou modernes.

C’est ce qu’illustre Vallat (1999) en traitant de la dette originelle en Inde védique. Prenant appui sur les travaux de Charles Malamoud, il montre que la dette à l’égard des dieux, dette qui est au cœur de la vie de chaque homme et au fondement du collectif, est celle « qui domine et explique toutes les autres » (Malamoud, 1989, p. 125, cité par Vallat, 1999, p. 74). Ainsi, l’ensemble de ces dettes interconnectées tisse un réseau par lequel chaque membre de la communauté est relié aux autres (dimension horizontale), avec comme valeur transcendante et englobante la dette originelle expression de la totalité sociale (dimension hiérarchique). « Dans ces conditions, la monnaie , elle aussi, est subordonnée au tout et à la hiérarchie de valeur qui ordonne ce tout : elle s’y conforme, elle épouse et se nourrit de l’opposition entre une valeur englobante éminemment sociale (le peuple romain, le service rituel et social de la pureté védique […]) et une valeur englobée qui nécessairement est moins sociale, voire asociale, comme par exemple le poids des titulaires du pouvoir à Rome, la conversion de la rétribution du service sacrificiel en pouvoir du Brahmane sur les chose, […] » (Aglietta et al. 1998, p. 14). La monnaie dans ses dimensions horizontales et verticales est donc un élément essentiel de la cohésion et de la reproduction des sociétés anciennes. Elle est la représentation de la communauté.

Cette lecture de la nature de la monnaie dans les sociétés anciennes peut heurter le lecteur qui se placerait du point de vue de la monnaie moderne. C’est qu’entre sociétés anciennes et modernes une inversion fondamentale s’est opérée : le tout social a été remplacé par l’individu comme valeur ultime. Si nous n’entrons pas dans l’analyse de cette « Transformation » au sens de Polanyi (1983) qui a déjà été très largement analysée par ailleurs102, il nous faut en analyser les principales conséquences du point de vue monétaire.

Alors que dans la société ancienne, la valeur des personnes et la nature et le sens de la monnaie étaient fonction de leur subordination au tout social, la modernité donne à voir une société qui n’aurait de valeur qu’en tant que résultat de la libre association des individus. C’est cette inversion qui permet aux théories économiques dominantes de présenter la société comme une simple association de contractants libres et égaux mus par leurs intérêts égoïstes, et de présenter la monnaie comme conséquence du développement des relations marchandes. Elle est le médium de l’échange.

Par la quantification des échanges, elle assure leur homogénéité et donc le fonctionnement des « marchés » qui harmonisent les relations marchandes et permettent la reproduction matérielle de la société. Par contre, elle n’a finalement qu’un rôle secondaire – elle n’est qu’un « voile » – dans la mesure où la satisfaction des individus se réalise, selon les économistes orthodoxes, exclusivement dans leur lien avec les marchandises (Aglietta & Orléan, 2002). La monnaie perd sa dimension hiérarchique et la question de l’appartenance de l’individu à la totalité n’a plus de raison d’être.« N’étant pas pensée dans une multidimensionnalité, mais par rapport à la seule dimension économique ou réelle, la monnaie ne peut donc prétendre définir une totalité sociale » (Servet, 2006, p. 117). Mais comment dès lors fonder un lien social stable sur la seule expression de l’autonomie des individus permise par l’échange marchand ?

À l’instar de Servet (2006), Aglietta et Orléan (2002) répondent que la théorie économique orthodoxe ne peut y parvenir car elle ne comprend pas la nature de la monnaie et que « sans monnaie, l’économie marchande ne peut échapper au chaos. […] L’idée que le lien marchand serait un lien " naturel " , émergeant " spontanément " des besoins, est tout simplement absurde » (Aglietta & Orléan, 2002, p. 93). C’est la notion de dette de vie qui permet encore de sortir de cette impasse. Aglietta et al. (1998) insistent en effet sur l’importance de cette notion pour comprendre ce qui fait lien dans ces sociétés modernes. En revanche, elle y est plus délicate à repérer car elle se scinde entre des dettes privées de nature économique103 d’un côté et une dette sociale de nature politique de l’autre104.

Les dettes privées ne sont pas simplement de nature interindividuelle, elles « ont une cohérence globale, parce qu’elles insèrent les individus dans une division du travail dissimulée derrière les échanges » (Aglietta et al., 1998, p. 22). Par les dettes privées (la possibilité de s’endetter et leur remboursement), c’est à la fois l’autonomie de la personne qui est reconnue par la société (reconnaissance sociale), et la pérennité de la division marchande du travail qui est assurée (rapport de dépendance de l’individu à la société). Dans le cadre de la dette sociale, la relation de dépendance est inversée par rapport à ce qu’elle était au sein des sociétés anciennes : la dette de vie n’est plus celle des individus à l’égard du « tout social », mais celle du « tout social » à l’égard des individus dont il tire à présent sa souveraineté. La contrepartie de cette dette publique correspond aux droits sociaux dont disposent les individus (éducation, protection contre les risques collectifs, etc.) et qui participent à la cohésion sociale et à la productivité globale de la société105.

C’est par la monnaie en tant qu’unité de compte et moyen de paiement, que s’articulent dettes privées et dette sociale. Elle permet à la fois leur unification mais également leur régulation dans le temps (Aglietta et al., 1998). Dans la mesure où c’est principalement ainsi que sont assurées la cohésion et la reproduction de la société marchande, la monnaie moderne est expression de ces liens financiers composants essentiels du lien social. Cependant, si elle peut être cela, c’est parce qu’elle est acceptée par tous. Sachant que cette acceptation ne peut résulter ni d’une imposition par une autorité, ni des seuls calculs individuels, ce sont les sources de sa légitimité qui doivent être interrogées. Selon Aglietta et Orléan (1998 et 2002), la légitimité de la monnaie, c'est-à-dire son acceptation par tous, est à rechercher dans l’articulation de trois formes de confiance : hiérarchique, méthodique et éthique.

La confiance hiérarchique est attachée à l’autorité souveraine qui émet la monnaie. Elle est garante des règles d’usage de la monnaie et donc de la qualité des relations monétaires. La confiance méthodique a pour source la routine, c'est-à-dire la régularité des échanges monétaires de qualité. Elle porte sur les procédures qui sont mises en œuvre. Enfin, la confiance éthique porte sur l’adéquation des finalités des autorités monétaires et des valeurs qui ont cours au sein d’une communauté de paiement. Dans les sociétés modernes, la monnaie n’est légitime que si elle est semble contribuer au bien commun des membres de la société.

L’articulation de ces trois formes de confiance est la suivante : la confiance méthodique s’exprime au quotidien. Toutefois, elle est inférieure à la confiance hiérarchique dans la mesure où l’autorité monétaire – le plus souvent politique – à le pouvoir de changer les règles qui sont précisément l’objet de la confiance méthodique. Mais ce pouvoir de l’autorité souveraine est limité par la confiance éthique « parce que la cohésion du tout social est elle-même subordonnée à une plus grande valeur : l’épanouissement individuel » (Aglietta et al., 1998, p. 28). Ces deux sources de confiance peuvent ainsi entrer en conflit notamment au sujet du financement de la dette sociale : « son enjeu est la redéfinition des droits de citoyenneté qui sont au principe de l’expansion de la dette sociale » (Aglietta et al., 1998, p. 28). Dans la mesure où les droits sociaux attachés à la dette sociale sont la contrepartie de la dette de la société vis-à-vis de ses membres, la nature de ce conflit est essentiellement politique.

Il apparaît donc que la monnaie moderne au travers de ses usages et des formes de confiance qui la légitiment est bien « une représentation de la société comme totalité unifiée sous l’égide d’une hiérarchie de valeurs qui désignerait la commune appartenance des membres de la société » (Aglietta et al., 1998, p. 24). Il y a bien continuité entre les monnaies anciennes liées au sacré et les monnaies modernes désacralisées comme le soulignait déjà Georg Simmel : « L’idée que tout ce qui est étranger et inconciliable pour l’être s’unifie et se compense dans cette pensée divine, engendre cette paix, cette sécurité, cette richesse affective universelle liée à la représentation de Dieu et au sentiment de sa présence. Indubitablement, les sentiments suscités par l’argent ont dans leur domaine une analogie psychologique avec ses dernières » (Simmel, 1999, p. 281).

Notes
102.

 L’un des premiers à avoir étudier cette transformation est Ferdinand Tonnïes (1994) qui distingue « communauté » et « société ». Émile Durkheim (1978) apporte également une analyse essentielle de ce point de vue en analysant les modalités distinctes de solidarité « mécanique » et « organique ».

103.

 Nous conservons la définition des dettes privées proposées dans Aglietta et al. (1998) pour ne pas en fausser ou en complexifier le raisonnement. Toutefois, il nous faut souligner que par la suite nous ne limiterons pas les dettes privées aux seules dettes économiques et que nous n’assimilerons pas « économique » et « marchand ».

104.

 Vallat (1999) montre que c’est lors de la Révolution Française que l’inversion du sens de la dette entre homme et État se fixe. Il cite ainsi le passage suivant du Rapport du Comité pour l’extinction de la mendicité de l’Assemblée constituante : « Ainsi, chaque homme ayant droit à sa subsistance, la société doit pourvoir à la subsistance de tous ceux de ses membres qui pourront en manquer, et cette secourable assistance ne doit pas être regardée comme un bienfait, […] elle est pour la société une dette inviolable et sacrée ».

105.

 Sur la notion de dette sociale comme fondement de la vie en société voir la doctrine du solidarisme de Bourgeois et notamment la présentation qu’en fait Paugam (2007b, pp. 14-17).