C. La monnaie comme institution sociale

La monnaie moderne partage avec les monnaies anciennes les dimensions horizontales et verticales. Leurs manifestations ne sont pas totalement identiques néanmoins elles n’en modifient pas la nature fondamentale de la monnaie qui s’exprime précisément dans l’articulation de ses deux niveaux. Mais avant de préciser les implications de cette articulation, il nous faut revenir sur un point qui est sous-jacent aux éléments précédents mais qui n’a pas clairement été mis en lumière : le besoin de protection.

Sous la double influence de René Girard et de Karl Marx, Aglietta et Orléan (2002) élaborent les hypothèses « mimétique » et « monétaire », à partir desquelles ils montrent que la monnaie est l’expression d’un besoin de société et de protection. Dans la société marchande, ce besoin prend la forme d’un désir de richesse, « la richesse étant définie comme ce qui permet de se mettre hors-jeu et, ce faisant, de se protéger contre les errements de la rareté » (Aglietta & Orléan, 2002, p. 90). Autrement dit, la monnaie est ce qui permet de se protéger de l’incertitude marchande. En ce sens, les auteurs soulignent leur proximité avec la démarche de Keynes lorsqu’il analyse la préférence pour la liquidité des acteurs économiques inquiets face à un futur imprévisible. Cette protection dans les sociétés modernes dépend d’autant plus de la monnaie qu’une large partie des solidarités existantes dans les sociétés traditionnelles ont été fortement affaiblies comme le souligne Polanyi lorsqu’il décrit l’individu de la société marchande comme « dépouillé de la couverture protectrice des institutions culturelles » (cité par Aglietta & Orléan, 2002, p. 89). Toutefois, cela n’est en aucune manière une négation de la dimension hiérarchique de la monnaie.

La dimension hiérarchique en est au contraire absolument indispensable dans la mesure où la monnaie est fondamentalement ambivalente. Elle est d’une part lien social et promesse d’harmonie des échanges marchands et des relations sociales en canalisant les désirs d’acquisition des personnes et en entretenant l’idéal démocratique égalitaire grâce à la fiscalité. Mais d’autre part, précisément parce qu’elle est un moyen de règlement de l’ensemble des formes de dette, elle acquiert un pouvoir qui peut déclencher « des crises qui sont des facteurs de désordre dans l’ensemble de l’économie » (Aglietta & Orélan, 2002, p. 103). Il en découle que la monnaie ne peut être considérée et régulée comme une marchandise sans mettre en péril la cohésion et la reproduction de la société. C’est ce que Polanyi (1983) exprime lorsqu’il la qualifie de « quasi-marchandise ». Servet insiste sur ce point : « l’institution monétaire ne peut fonctionner qu’en affirmant l’interdépendance de tous » (Servet, 2006, p. 152).

Ce constat pose alors la question de l’accès à la monnaie ainsi que des possibilités de son usage par tous afin de participer à la chaîne de la dette qui est « le lien social qui définit ce que sont les sujets dans telle ou telle société » (Aglietta et al., 1998, p. 21). Question qui passe par la prise en compte simultanée des dimensions horizontales et verticales de la monnaie.

Parce que dans sa dimension fonctionnelle-horizontale, la monnaie permet de lutter contre l’incertitude, et dans sa dimension hiérarchique-verticale, elle médiatise la contrainte sociale106, Servet (2006) explique qu’aucun ordre monétaire ne peut fonctionner et s’imposer à ses acteurs-sujets sans l’articulation de cette double structuration. « La dimension verticale est un ordre sous-jacent aux relations contractuelles et aux échanges. C’est le tiers invisible de toute relation en apparence bilatérale » (Servet, 2006, p. 134). La dimension horizontale (les échanges) ne peut donc fonctionner sans la dimension verticale (légitimité de la monnaie). Mais cette dimension hiérarchique ne peut se concrétiser que par les pratiques monétaires quotidiennes des membres de cet ordre monétaire. Il y a donc toujours une articulation de ces deux niveaux et c’est précisément de cette manière que l’on peut comprendre la monnaie comme institution sociale.

Reprenant la définition d’une institution proposée par Corei (1995)107, Guérin (2000) montre que la monnaie y correspond dans la mesure où elle ne se réduit pas à un instrument des relations horizontales mais correspond également à un ensemble de règles qui « détermine l’appartenance de chacun à la société marchande » (Orléan, 1998, p. 360). De plus, nous dit elle, la monnaie comme institution présente les trois caractéristiques suivantes : « pratique durable et établie, déterminant les comportements tout en étant déterminée par eux, et par conséquent susceptible de se modifier au cours du temps » (Guérin, 2000, p. 86).

Au terme de cette réflexion sur la nature et les fonctions de la monnaie, il apparaît qu’elle échappe à la conceptualisation proposée par la théorie économique orthodoxe dans la mesure où elle se développe à la fois dans des dimensions fonctionnelle et hiérarchique en tant qu’institution sociale. La monnaie structure le lien social. Elle est au cœur de la cohésion et de la reproduction de la société. Cependant, elle n’est pas figée. Par l’évolution des valeurs partagées par les individus et de leurs pratiques, ainsi que par les décisions du politique, l’ordre monétaire se modifie et avec lui les modalités de protection et de participation de chacun par/à la société. Ces évolutions ne sont pas le fruit d’un phénomène naturel mais, en grande partie, de rapports de force entre groupes sociaux ou catégories sociales. Ces rapports de force conditionnent les évolutions des arrangements institutionnels qui caractérisent un ordre monétaire donné et sont conditionnés en retour.

Ces évolutions peuvent s’étudier à différents niveaux108. Compte-tenu de notre problématique, c’est du point de vue du rôle joué par les produits bancaires que nous nous placerons en analysant le processus de financiarisation des rapports sociaux.

Notes
106.

 Ces deux fonctions de la monnaie sont également celles identifiées par Commons comme le montre Guérin (2000).

107.

Cf. note 8.

108.

 Aglietta et Orléan (2002) proposent ainsi une analyse des évolutions de l’ordre monétaire et des formes de confiance qui le sous-tendent notamment au travers de l’étude des crises des systèmes monétaires.