§1. La dénonciation d’une marchandisation et d’une destruction des liens sociaux

Lorsqu’il est question de l’influence de la monnaie et de la finance sur le développement des sociétés, il est souvent dénoncé son effet destructeur sur les rapports sociaux notamment en favorisant la marchandisation des moindres dimensions de la vie de tout un chacun. C’est dans cette optique que Perret (1999) inscrit son analyse.

Étudiant les phénomènes de monétarisation et de financiarisation, Perret les lie intimement à celui de marchandisation comme l’illustre sa définition de la financiarisation qui « n’est autre que l’extension rapide et spectaculaire de la logique marchande au commerce intertemporel de l’argent » (Perret, 1999, p. 35). La combinaison de ces trois phénomènes a alors pour conséquence d’accroître le rôle social de la monnaie au détriment de relations non-marchandes et non-monétaires. Il en identifie trois modalités : le développement des sphères d’intervention de la monnaie, le renforcement de son rôle d’évaluation et donc de décision, et son rôle facilitateur pour l’intensification de la concurrence qu’elle se développe entre les personne, les entreprises ou les territoires. Il en résulte une perte de sens des relations familiales ou de proximité à mesure qu’elles sont perverties par l’introduction de la monnaie et plus généralement, de la vaste majorité des actions humaines qui n’ont plus pour moteur la dimension symbolique de la tâche accomplie mais la quête incessante de la richesse.

La monétarisation se traduit alors par une fragilisation du lien social d’autant plus qu’elle accroît « la marginalisation et la dépendance économique des couches les plus défavorisées de la population » (Perret, 1999, p. 71). Perret considère donc la monnaie comme une institution sociale qui « reconfigure les rapports entre les hommes, la hiérarchie des valeurs et le sens de la vie sociale » (Perret, 1999, p. 58). Ce faisant, il inscrit explicitement son analyse à la suite des travaux de Simmel (1999). Celui-ci montre comment la monnaie libère des dépendances anciennes et agit ainsi sur les formes des relations sociales, mais dans le même temps, est l’élément majeur de la réduction de la qualité en quantité permettant l’expression de la rationalité économique et l’extension des marchés. Cependant, plus que sur l’effet libérateur de la monnaie, c’est sur son rôle de vecteur de déshumanisation des relations, de leurs réduction à des relations matérielles qu’insiste Perret109.

Ce qu’il dénonce finalement, c’est davantage le développement de la marchandisation permis par la diffusion de la monnaie. Il distingue ainsi parfois les deux phénomènes lorsqu’il réintroduit le Politique expliquant que « contrairement à ce que laisse entendre Simmel, la dissociation du travailleur et de sa prestation n’est pas l’expression directe de la monétarisation mais le résultat d’une construction juridique du rapport social de travail » (Perret, 1999, p. 60).

La lecture que propose Paul Dembinski (2006, 2008) de la financiarisation, proche de celle de Perret, en affine encore la dimension politique puisqu’il la comprend comme « le processus de transformation systématique au cours duquel le principe organisateur articulé autour de la logique financière pénètre, en l’altérant fondamentalement, le système socio-économique occidental, y imprime sa marque et lui donne forme » (Dembinski, 2008, p. 17). Bien que concentrée sur l’influence des marchés financiers, cette conceptualisation de la financiarisation met explicitement l’accent sur les valeurs qui sont véhiculées110. Elle se traduit par une démutualisation des modalités de protection permise par les évolutions technologiques mais surtout par l’individualisation des trajectoires sociales dont les stratégies individuelles de couverture du risque basée sur des produits financiers sont l’un des résultats.

Cette évolution est pour lui une remise en cause profonde des liens de confiance et de solidarité intergénérationnels et fait porter un risque global sur la cohésion et la reproduction des sociétés. « La finance, c’est un pari sur l’avenir. Si l’avenir se bouche, il n’y a plus de pari, il n’y a plus de finance ! Voilà le scénario catastrophe [en cas de crise systémique], puisque vous avez toutes les dettes et les créances qui perdent leur raison d’être » (Dembinski, 2006, p. 31). Cependant, au-delà des éléments factuels qui expliquent ce mouvement (progrès technologique, fin de la convertibilité or du dollar, crise pétrolière, question du financement des retraites), Dembinski insiste sur le fait qu’ils n’ont provoqué le phénomène de financiarisation qu’en raison de décisions politiques. Ainsi, indique-t-il à propos du développement de la retraite par capitalisation, « c’est une vision bien sûr que l’on appelle technique mais qui est au fond idéologique » (Dembinski, 2006, p. 29). La monnaie et plus largement la finance ne sont alors que la représentation de la hiérarchie de valeurs propre à une société donnée à un moment donné, diagnostic en parfait accord avec les éléments apportés par la section précédente.

Ces deux lectures complémentaires des évolutions de l’ordre monétaire – évolutions que nous regroupons sous le terme de financiarisation – sont représentatives de nombreuses analyses de leurs conséquences potentiellement destructrices sur le lien social. Elles présentent l’intérêt d’articuler, bien que de manières différentes, les questions de la monnaie, de la finance, des valeurs et du politique. Afin de rendre le processus à l’œuvre plus lisible et ainsi d’en comprendre les implications (principalement en termes d’exclusion bancaire), il convient de proposer une grille de lecture articulant explicitement ces différents éléments.

Notes
109.

 Cette critiques des effets destructeurs de l’argent sur les relations sociales est également présente chez Marx (1967, 1969) où il dénonce le fétichisme de l’argent.

110.

 Dembinski (2006) parle de « financiarisation des mentalités » ou d’« univers mental relevant de la psychologie sociale ».