B. Distinction des supports et des logiques

Notre seconde modification tend à rendre explicite la distinction entre diffusion de ces instruments monétaires et financiers et la logique qui anime cette diffusion. À l’instar de la description faite par Perret, l’analyse de la financiarisation réalisée par Servet insiste sur la diffusion simultanée de la logique marchande tout en pointant certaines de ses limites. Il nous semble qu’il est nécessaire de distinguer explicitement les deux. Comme le souligne Dembinski (2006, 2008), les risques que fait peser le développement des marchés sur la société dans son ensemble sont liés à des décisions politiques et peuvent être combattus seulement par la mise en œuvre de mesures politiques.

Cette distinction entre en résonance avec l’articulation des dimensions fonctionnelles et hiérarchiques de la monnaie indispensable à la stabilité d’un ordre monétaire. Il n’y a pas en effet de loi naturelle qui impliquerait que la diffusion des instruments monétaires s’accompagne de manière inéluctable de la logique marchande. Servet est d’ailleurs sensible au risque de cette illusion : « ce caractère de la monnaie comme lien se manifeste sous des formes et des modalités extrêmement diverses et, la totalité sociale étant largement occultée aujourd’hui au Nord et de plus en plus au Sud, les instruments monétaires y apparaissent bien plutôt comme vecteurs d’individualisation » (2006, p. 115). La diffusion de ces instruments s’accompagne en effet d’adaptions qui limitent les effets de cette logique comme le souligne Zelizer quand elle affirme que « l’argent n’est ni culturellement neutre, ni socialement anonyme : il peut tout à fait " corrompre " des valeurs et transformer des liens sociaux en nombre, même si les valeurs et les liens sociaux le transmutent en retour en lui donnant une signification et en l’inscrivant dans des schémas sociétaux » (2005, pp. 51-52).

Mais surtout, s’il faut insister sur la distinction entre diffusion des instruments monétaires et diffusion d’une logique, c’est que son absence conduit à rendre invisible toute possibilité d’action politique (au sens large) par la mise en œuvre de ces mêmes instruments114. Dès lors, si leur diffusion s’accompagne de celle de la logique marchande, c’est avant tout en raison de la hiérarchie de valeurs qui caractérise les sociétés occidentales : la combinaison de l’individualisme et du néolibéralisme sont les principales causes.

Il est ainsi possible que la diffusion de ces mêmes instruments se fasse dans le cadre d’une autre logique qui ne considérerait pas le tout comme la simple somme des parties mais comme quelque chose qui les dépasse, logique que nous qualifions de « solidaire ». Elle se rapproche en cela du principe de réciprocité polanyien (Polanyi, 1975, 1983) qui implique la prise en compte de la totalité sociale et donc des relations de solidarité entre les différents intérêts que le principe de marché ne considère que d’un point de vue individuel (Servet, 2008)115. Le tableau 9 tente d’illustrer les implications de la mise en œuvre de logiques différentes pour les quatre formes identifiées.

Tableau 9 : Financiarisation et diversité des logiques à l’œuvre
Formes de financiarisation Logiques à l’œuvre
Marchande Solidaire
Monétarisation (forme 1) Description de Perret (1999) Systèmes d’échange local116
Intermédiation des modalités de conservation et de mise en circulation de la monnaie (forme 2) Logique commerciale
Ex. : la Société Générale
Logique coopérative
Ex. : la Caisse d’épargne
Financiarisation des modalités de protection et de promotion (forme 3) Logique assurantielle Logique mutualiste
Montée des spéculations (forme 4) Retraite par capitalisation Produits éthiques

Source : Élaboration personnelle.

Il ne s’agit que d’une esquisse de ce que peuvent être les oppositions de logiques. Ce que nous entendons souligner est que si la logique marchande prend le pas sur d’autre, c’est bien sûr parce que la monnaie rend cela possible par ses vertus quantificatives, mais c’est avant tout en tant que vecteur de la hiérarchie de valeurs dont elle tire sa légitimité.

La définition de la financiarisation proposée par Servet peut alors être reformulée de la manière suivante pour intégrer ces modifications. La financiarisation correspond à un ensemble de contraintes à l’emploi d’instruments monétaires et financiers en évolution constante afin de satisfaire un éventail toujours plus large de besoins depuis la satisfaction de ceux quotidiens jusqu’aux besoins de promotion et de protection. Ces contraintes s’imposent individuellement aux personnes et aux entreprises, collectivement aux groupes sociaux. Elles agissent de façons différentes, directes ou indirectes, tant au Nord qu’au Sud, et sont le reflet de la hiérarchie de valeurs qui caractérise les sociétés dans lesquelles elles prennent place. Ces contraintes agissent sur la cohésion sociale et les modalités de reproduction de ces sociétés mais elles sont en retour adaptées par les pratiques de leurs membres. La financiarisation est donc un phénomène dynamique. Dit de manière plus brève : la financiarisation correspond aux évolutions connues par l’arrangement institutionnel qui caractérise l’ordre monétaire d’une société donnée à un moment donné.

Notes
114.

 Ces possibilités de réponse font l’objet du chapitre 9. Confrontés à d’autres problématiques que celle de l’exclusion bancaire des particuliers, Blanc (1998) au travers de certaines monnaies parallèles, Servet et al. (1999) au travers des systèmes d’échange local, Vallat (1999) au travers de la finance solidaire, Guérin (2000) et Servet (2006) au travers de la microfinance, ainsi que les divers rapports Exclusion et liens financiers du Centre Walras sont autant de contributions où sont explorées et évaluées ces formes de réponses qui recourent à des instruments financiers.

115.

Nous revenons plus en détail sur le principe de réciprocité au cours du chapitre 9 et notamment l’encadré 57.

116.

Voir pour plus d’information Servet et al. (1999) et Vallat (1999).