A. La monétarisation des dépenses

La monétarisation des dépenses correspond au recours contraint à la monnaie pour satisfaire un ensemble toujours plus vaste de besoins ou pour exprimer un nombre de plus en plus élevé de relations. En matière de besoin, il est aisé de constater que les modes de vie modernes laissent de moins en moins de place à l’autoconsommation et supposent de recourir à des biens et services extérieurs en contrepartie d’un paiement. Dans la majorité des cas, il s’agit de la substitution de relations marchandes à des activités ou relations qui échappaient à cette logique. Servet (2006) souligne d’ailleurs qu’une partie de ces besoins sont concomitants d’une élévation générale du niveau de vie. Il assimile alors le développement économique à la production de raretés instituées de biens et services118, la satisfaction de ces besoins sociaux artificiellement créés n’étant accessible qu’à ceux ayant un pouvoir d’achat suffisant.

Ces évolutions ne sont pas sans conséquences comme le soulignent Aglietta et Orléan : « Derrière toute marchandise nouvelle, même la plus banale, se joue toujours une redéfinition des rapports sociaux antérieurs. C’est vrai de la voiture comme du téléphone. Dans les deux cas, il s’agit de transformer en rapport marchand des formes sociales traditionnelles de communication ou de transport autour desquelles s’organisait la vie sociale et où divers groupes puisaient des droits spécifiques et une reconnaissance sociale » (2002, pp. 46-47). Mais cette marchandisation basée sur la monétarisation n’est pas sans limites.

Tout d’abord, la monnaie peut s’immiscer dans des sphères au sein desquelles elle était jusqu’alors absente sans pour autant introduire un rapport marchand. L’argent de poche distribué aux enfants n’est que rarement animé par une telle logique. Plus largement, la logique des échanges où intervient la monnaie ne se limite pas à celle marchande. Polanyi (1975, 1983) distingue relation marchande, de réciprocité et de redistribution119.

La relation de redistribution repose sur la centralisation des richesses par une autorité qui les redistribue à ses membres, comme le fait notamment l’État social. Guérin (2000) souligne qu’il est d’usage d’opposer les relations marchandes aux relations de réciprocité « en insistant sur la dimension volontaire, contractuelle et égalitaire des premières, par rapport à la dimension obligée, statutaire et affective des secondes, la monnaie étant précisément l’instrument autorisant la neutralisation de l’échange » (p. 78). Dans le cadre des relations de réciprocité, le paiement est compensatoire dans la mesure où il valide la relation et lui permet de se prolonger, alors qu’il est libératoire dans celui des relations marchandes qu’il est censé clore (Vallat, 1999). Mais même pour ces dernières les vertus neutralisatrice de la monnaie sont surestimées. C’est notamment le cas de relations marchande que l’on peut qualifier de « lien de clientèle » (Servet et al., 1999)120, le paiement ne clôt pas la relation et les partenaires peuvent entretenir un rapport hiérarchique. La circulation monétaire n’est donc pas synonyme d’expression de la logique marchande.

Ensuite, au côté de cette diversité de logiques, l’influence de l’introduction de la monnaie rencontre des limites qui tiennent aux cloisonnements monétaires mis en place par les personnes et déjà en partie évoqués.

Enfin, d’autres limites morales à l’extension de la monétarisation sont fixées par les sociétés elles-mêmes. C’est notamment le cas de ce qui touche à la personne humaine. « Les corps sont en apparence soumis au droit de la personne humaine ; ils sont en fait généralement exclus du marché pour être collectivisé : l’État crée les conditions d’un don quasi-obligatoire de soi après trépas, si telle ou telle partie du corps est utile pour une greffe qui peut être source de profit » (Servet, 2006, p. 46). Bien sûr des contre-exemples, comme le trafic d’organes, ou contradictions, comme le brevetage du vivant, existent, cependant, certains domaines continuent d’être consciemment exclus de la monétarisation d’une part, et de la marchandisation d’autre part.

Si elle ne peut être assimilée systématiquement à la marchandisation et si elle connaît des limites, la monétarisation des dépenses n’en est pas moins un phénomène qui rend chacun des membres de la société dépendant, et ce de manière croissante, de l’accès à la monnaie. Elle est en effet le moyen indispensable pour satisfaire un nombre toujours plus grand de besoins121.

Notes
118.

Sur ce point, voir Servet (1981).

119.

Il est possible d’ajouter un quatrième principe d’intégration économique : le principe domestique caractérisé par l’entraide et le partage. Difficile à définir rigoureusement (Servet, 2008), nous le laissons volontairement de côté. Pour approfondir cette dimension, voir notamment les essais de Polanyi rassemblés par Michele Cangiani et Jérôme Maucourant (Polanyi, 2008).

120.

Cf. introduction générale.

121.

 Ce constat ne réhabilite pas pour autant la mesure monétaire de la pauvreté. Si cette dimension de la pauvreté importe évidemment, elle présente toujours de graves lacunes. Outre les critiques portant sur la pauvreté de l’indicateur lui-même, il faut souligner que ce type de mesure devrait se placer dans une optique dynamique, ce que souligne Servet (2006), car à niveau de ressources moyen égal, la perception erratique des revenus aura des conséquences bien plus problématiques.