B. L’intermédiation croissante des usages monétaires

Si la monétarisation est croissante, c’est aujourd’hui, dans les pays occidentaux, beaucoup moins la monnaie fiduciaire qui circule que la monnaie scripturale. Que ce soit pour conserver ses ressources financières ou effectuer un paiement, ce sont avant tout les produits bancaires que sont les différentes formes de comptes et de moyens scripturaux de paiement, qui sont mobilisées.

La bancarisation de la population, c’est-à-dire son équipement en produits bancaires, s’est traduite par l’entrée de ces produits au sein de l’ensemble des sphères qui avaient été préalablement monétarisées. Ainsi, l’argent de poche peut être versé par l’intermédiaire d’un virement bancaire depuis le compte des parents vers celui de leur enfant. L’intégration de ces produits par les particuliers est d’ailleurs à ce point développé qu’ils peuvent venir épouser le moindre aspect des arrangements propres à la vie familiale. Jan Pahl (1999), étudiant ces arrangements pour un couple où les partenaires ont tous les deux été préalablement mariés, parvient à dresser la « cartographie bancaire » de leur relation (schéma 5)122.

Schéma 5 : Cartographie bancaire d’une relation de couple
Schéma 5 : Cartographie bancaire d’une relation de couple

Source : d’après Pahl (1999, p. 64).

Cet exemple illustre à quel point les obligations sociales issues des histoires de vie des personnes, trouvent leur expression par l’intermédiaire des produits bancaires. Que ce soit les comptes bancaires ou les moyens de paiement scripturaux, ils se sont immiscés toujours plus loin dans les différentes facettes de la vie des personnes mais cette immixtion s’est accompagnée d’un marquage social. Comme on le voit au travers des différents comptes détenus individuellement et conjointement par ce couple, leur usage est précisément affecté. Dans d’autres couples, comme nos différentes enquêtes ont permis de le constater, le marquage peut se faire d’autres manières comme l’affectation du compte de madame pour les dépenses courantes et celui de monsieur pour les charges fixes, ou alors, ce sont certains outils qui sont utilisés pour des circonstances précises alors qu’ils ne le sont pas pour d’autres, etc.

Mais l’introduction de ces instruments n’est pas sans effet. Pahl (1999) souligne ainsi que les produits bancaires basés sur les nouvelles technologies (les différents moyens de paiement et de suivi des comptes à distance notamment) influencent potentiellement l’équilibre des pouvoirs au sein des couples. Les hommes, dit-elle, sont ainsi plus enclins à utiliser ces nouvelles technologies et acquièrent ou accroissent par là une forme de pouvoir sur leur conjointe en contrôlant ses dépenses.

Plus largement, la diffusion de ces produits implique un rapport à l’argent et des modes de gestion qui diffèrent de celui en espèces et supposent la faculté de gérer un budget devenu abstrait. Ceux qui n’y parviennent pas subissent des conséquences à différents niveaux, depuis la stigmatisation jusqu’aux coûts financiers directs et indirects de ces difficultés, difficultés d’autant plus fortes que ces produits sont devenus la norme.

Cette intermédiation implique également de satisfaire à l’évaluation du prestataire bancaire. Il ne suffit plus de parvenir à obtenir des ressources monétaires, il faut également être accepté par l’établissement qui vend ces différents produits et parvenir à se soumettre aux règles de fonctionnement qu’il fixe. C’est également par là – dans l’octroi puis le fonctionnement de ces outils – que peut s’exprimer la logique marchande. En ce sens, le statut des établissements (commercial, coopératif ou postal) peut jouer un rôle sur la place donnée à cette logique.

Notes
122.

Les sommes indiquées sont en Livres Sterling.