C. La financiarisation des besoins de promotion et de protection

À la suite de Keynes et de son analyse de la préférence des acteurs pour la liquidité, Aglietta et Orléan (2002) ont montré que dans les sociétés marchandes, la monnaie était désirée par tous en raison de ses qualités protectrices face à l’incertitude radicale de ce type de sociétés. C’est en effet principalement monétairement, ou plus précisément financièrement, que s’exprime la protection, tant les modalités traditionnelles que sont les solidarités de proximité notamment entre voisins ou les formes de charité comme celles religieuses, ont été affaiblies (Servet, 2006). En matière de promotion, Dembinski souligne également que « l’économie de l’Occident s’est fondée sur des relations de confiance , et cela de génération en génération, à commencer par les entreprises familiales qui ont été le pivot du système économique et social. Comme tout a été financiarisé, ces liens ont été distendus. Le grand-père d’aujourd’hui, plutôt que transmettre à son petit-fils les millions qu’il a en banque pour qu’il monte son entreprise, préfère les déposer en banque et pousser son petit-fils à demander au banquier un crédit. La sécurité pour l’un, le service de la dette pour l’autre » (2006, p. 32).

Que ce soit le besoin de protection ou de promotion, ils ont tous deux été largement assumés par l’État de manière directe et indirecte au cours du XXe siècle. Dans le cadre de la dette sociale dont il tire sa légitimité, il a organisé des systèmes de protection étatique : « les prélèvements directs sur les revenus des personnes ne constituaient qu’une fraction des ressources de ces systèmes d’assurance sociale contre la maladie, les handicaps et la vieillesse. L’État sous des modalités diverses assurait l’équilibre financier de ces institutions par transferts de prélèvements de type fiscal sur les travailleurs et les entreprises ou sur l’ensemble des contribuables » (Servet, 2006, p. 52). De la même manière, en matière de promotion, l’État a apporté un soutien décisif aux établissements bancaires coopératifs afin qu’ils financent certains secteurs précis de l’activité économique comme l’agriculture ou les petites et moyennes entreprises. C’est ainsi la société, au travers de l’État, qui assurait, avec plus ou moins d’efficacité, la protection et la promotion de ces membres.

Toute proportion gardée, il y avait, et il y a toujours, une similitude entre le sacrifice traditionnel à l’égard des dieux en espérant leur protection et le paiement de l’impôt qui permet à l’État de remplir sa dette sociale. C’est ce que souligne Servet : « lorsqu’un contribuable acquitte aujourd’hui ses impôts, ce n’est pas seulement un paiement de services rendus par l’État ; est aussi en jeu le lien de subordination d’un sujet ou la solidarité républicaine d’un citoyen. L’impôt est un lien social » (2006, pp. 130-131). Néanmoins, si l’impôt avait déjà perdu son caractère sacré, l’individualisation croissante des trajectoires et l’amélioration des technologies ont conduit à une démutualisation progressive des modalités de protection et de promotion.

Les établissements bancaires et d’assurance, souvent encouragés par l’État, proposent ainsi des produits individualisés de protection contre le risque faisant prévaloir la logique assurantielle sur celle mutualiste ou par répartition. Parallèlement, les modalités de financement des besoins de promotion connaissent également une individualisation de l’évaluation du risque et une moindre intervention des pouvoirs publics123. Ces évolutions font reposer l’ampleur de la protection disponible et des opportunités accessibles sur les choix et possibilités individuels. Pour les moins riches, la réduction du nombre de dispositifs animés par une logique égalisatrice de redistribution, a pour conséquence directe une protection minimale et un accès aux sources de financement extrêmement réduit ou coûteux.

Toutefois, il est intéressant de remarquer que cette forme de financiarisation peut se faire selon deux logiques différentes. La calculabilité accrue permise par le monnaie autorise certes une meilleure connaissance des coûts et avantages individuels de la protection , mais le choix de faire un usage individualisant ou non de cette information résulte de décisions politiques.

Notes
123.

Pour une analyse détaillée de ces évolutions au Royaume-Uni voir Knights (1997).