D. La montée des spéculations

Cette dernière forme de la financiarisation est le prolongement direct des précédentes. En effet, elles « engendrent une accumulation financière qui donne des capacités considérables de spéculation à vaste échelle » (Servet, 2006, p. 56). Ajoutées à cela les causes technologiques, structurelles et politiques soulignées plus haut par Dembinski (2006, 2008), il apparaît que les marchés financiers occupent une place déterminante au sein des sociétés financiarisées par l’interdépendance globale qu’ils alimentent. « La spéculation n’est donc pas un aspect accessoire du système, elle lui est consubstantielle » (Dockès, 2002, p. 105), tout en étant également son talon d’Achille en raison des crises qu’elle engendre.

Correspondant en théorie à une gestion de l’incertitude ne reposant que sur les libres relations contractuelles, ces marchés financiers peuvent donc être vus comme la forme la plus avancée de la dette de vie. Cela fait courir deux principaux risques à la cohésion et à la reproduction des sociétés.

Le premier est de détourner une partie des entreprises de l’investissement productif au profit de celui spéculatif en raison du montant des profits potentiels (Servet, 2006). Quant à celles qui ont ouvert leur capital à la bourse, elles sont soumises à des exigences de retour sur investissement particulièrement élevées précisément en raison de leur mise en concurrence avec d’autres formes d’investissements. Tout cela a des conséquences sur l’activité économique réelle et donc l’emploi, et participe d’une économie de rentiers.

Le second porte sur les risques systémiques en cas d’explosion des bulles spéculatives dont la crise des subprimes donne une illustration. L’interconnexion à l’échelle mondiale des différentes places financières mais également l’implication des banques, entreprises et ménages au travers de leurs pratiques respectives de refinancement, d’investissement boursier, ou de retraites par capitalisation, impliquent qu’un effondrement des marchés financiers aurait des répercussions extrêmement fortes jusque dans la vie quotidienne des personnes.

C’est donc une contradiction que de penser le fonctionnement des marchés financiers en dehors du politique. Face au risque de crise systémique dont les conséquences pourraient alors être sans précédent pour la cohésion et la reproduction des sociétés, la seule réponse possible est politique. C’est ce que concluent Aglietta et Orléan (2002) lorsqu’ils considèrent le principe d’indépendance des banques centrales qui a accompagné l’introduction de l’euro : « Cette affirmation de l’autonomie du sujet est radicalement incomplète. Elle ne saurait satisfaire le besoin primaire de protection que les individus recherchent dans la monnaie . Ce besoin peut certes être défini par les catégories générales de la stabilité, de la croissance et de la justice, toutes nécessaires pour que les individus soient capables d’exercer des libertés réelles. Mais la réalisation de ces normes passe par des conditions collectives qui sont autant de droits sociaux dont la définition est politique. Car ces droits sociaux, dont la contrepartie est la dette de la société vis-à-vis de ses membres, affectent la légitimité de la monnaie. On peut alors penser qu’à la première crise sérieuse dans l’espace de l’euro, des institutions politiques de nature fédérale seront mises en place » (pp. 334-335).

La présentation de ces différentes formes de la financiarisation montre comment chacune d’elles affectent à sa manière la cohésion et la reproduction de la société et sont en retour modifiées ou adaptées par les pratiques des personnes. Mais ce qui ressort également et qu’il faut garder en mémoire tout au long de cette thèse, c’est l’interdépendance qui les caractérise. Si elles sont ici distinguées par souci de clarté, elles correspondent en fait à l’évolution de l’ordre monétaire dans son ensemble. En anticipant sur la fin de notre réflexion, il apparaît que les conséquences négatives de la financiarisation pour la cohésion et la reproduction des sociétés, que sont l’exclusion bancaire et plus largement l’exclusion financière, ne peuvent être combattues qu’en les abordant dans le cadre d’une réflexion systémique. C’est cela qu’expliquait déjà Polanyi (1983) en refusant à la monnaie le statut d’une marchandise qui puisse être régulée par le marché. C’est également dans cette voie que les auteurs que nous avons mobilisés jusqu’à présent placent leurs réflexions (Aglietta & Orléan, 1998, 2002 ; Servet, 2006). On peut donc s’interroger sur le développement d’une nouvelle tendance au désencastrement de l’économique par l’intermédiaire des évolutions connues par l’ordre monétaire.