B. L’épargne populaire comme outil de « conversion philosophique » des classes populaires

En matière d’épargne, la principale date est sans doute 1818 avec la création de la Caisse d’épargne à l’initiative des frères Delessert. Le but est de permettre aux « classes populaires » de se prémunir contre les risques de l’existence en se constituant une épargne. Ceci est à cette époque totalement impossible car le montant minimal d’une épargne placée en titre de la dette publique représentait le salaire annuel d’un ouvrier qualifié auquel il faut ajouter les droits de gardes que les banques prélèvent sur les dépôts reçus (Haut Conseil du secteur financier public et semi-public, 2001). La visée populaire de la Caisse d’épargne semble être une réussite puisqu’en 1838, 42 % des épargnants sont des ouvriers (ce qui inclut les petits patrons payés à la pièce), 21 % des domestiques et 7 % des employés (CDC, 1999).

Mais ce succès des caisses d’Épargne est principalement dû à l’intervention de l’État. C’est leur reconnaissance en 1835 en tant qu’établissement privé d’utilité publique et le soutien de l’État qui sécurisent les particuliers et accélèrent leur développement (Haut Conseil du secteur financier public et semi-public, 2001). Alors qu’il n’y a qu’un peu plus de 150 caisses en 1835, elles sont 365 en 1850 et 550 en 1900 (CDC, 1999). À l’origine de leur succès, c’est également l’État qui contribue au ralentissement de leur croissance en autorisant La Poste à collecter l’épargne populaire en milieu rural à partir de 1875 puis sur l’ensemble du territoire en 1881.

Les pouvoirs publics sont donc un acteur essentiel de la structuration du crédit à la consommation par l’intermédiaire du prêt sur gage, mais aussi et surtout de la diffusion voire même de l’acclimatation des « classes populaires » aux pratiques d’épargne parées de nombreuses vertus moralisatrices (encadré 9).

Encadré 9 : Épargne populaire et morale économique
Le lien entre épargne et morale est particulièrement fort à cette époque. C’est ainsi sur ce thème et à partir de cet outil que sont souvent enseignées les mathématiques : il est en effet demandé aux enfants de calculer la somme dont disposerait un ouvrier qui aurait placé sur son livret d’épargne, l’équivalent de ce qu’il a dépensé en tabac et alcool pendant l’année (De Blic & Lazarus, 2007). C’est également ce registre que mobilise cet administrateur des Caisses d’épargne en 1832 : « On ne saurait trop dire, ce qui se dépense chaque année dans les jeux, à la loterie, c’est effrayant. Il faudrait engager les chefs d’atelier à obliger les ouvriers à mettre une partie de leurs gages à la caisse d’épargne et à ne prendre à leur service que ceux qui auraient un livret » (CDC, 1999, p. 123).

Le livret d’épargne est donc l’outil d’une moralisation économique des pratiques débutée sous l’État monarchique de 1816 à 1848 et poursuivie par le Second Empire (1852-1870) et d’une forme de contrôle social. C’est ce que dénonce avec force Proudhon (Vallat, 1999) : une volonté d’« embourgeoiser » l’ouvrier par l’intermédiaire de l’épargne et ainsi de l’éloigner des « classes dangereuses » (Castel, 1995). La traduction concrète de cela se retrouve dans le patronage industriel : ce sont les patrons qui mettent en œuvre une forme de « protection sociale » pour les ouvriers, sans intervention de l’État conformément à la doctrine libérale. En contrepartie, les ouvriers doivent se conformer au règlement d’atelier. L’épargne ouvrière est souvent imposée par ce règlement et les versements à la Caisse d’épargne reportés sur le livret ouvrier. « Par cette méthode on "fixe" l’instabilité ouvrière » (Vallat, 1999, p. 290).