C. La mise en place des bases du système bancaire

À l’instar du livret d’épargne encadré par l’État et véhiculant ses valeurs, il existe à la même époque un foisonnement d’expériences éphémères qui mettent en œuvre des formes de solidarités financières inspirées de doctrines variées. Les plus marquantes sont la Banque du Peuple créée par Proudhon en 1849, la Société du crédit au travail fondée par Béluze en 1863 et d’inspiration socialiste ou encore en 1865 la Caisse d’escompte des associations populaire de Walras (Vallat, 1999). Alors que ces premières tentatives de crédit populaire échouent, la financiarisation de la société se développe en raison des besoins de financement liés à la révolution industrielle que la « Haute Banque » ne peut satisfaire.

Pour y faire face, l’État favorise la création de banques privées par la suppression progressive des contraintes (notamment par les lois de 1863 et 1867). Ces réformes constituent les bases de la « banque moderne » (Zollinger & Lamarque, 1999 ; Brun-Hurtado, 2005) et permettent notamment la création du Crédit Industriel et Commercial en 1859, du Crédit Lyonnais en 1863, et de la Société Générale en 1864. Banques privées qui vont connaître un véritable essor : le Crédit Lyonnais par exemple disposait de 26 guichets en 1878, 192 en 1900 et 374 en 1913 ; il accueillait 15 000 déposant en 1870, 70 000 en 1880 et 693 000 en 1914 (Bouvier, 1968 cité par Gloukoviezoff & Lazarus, 2005). C’est également à cette période que s’établit la distinction entre banque d’affaires, banque de dépôts et établissement à statut légal spécial dont font partie les établissements coopératifs. Ces derniers vont apparaître progressivement face aux carences des deux précédents.

En dépit de leur essor, tant les banques d’affaire que les banques de dépôt ne s’aventurent pas à financer la majorité de la population, notamment celle issue du monde paysan ainsi qu’une partie des commerçants et artisans. Ce sont ces besoins de financement professionnel qui vont être à l’origine de la seconde vague du crédit populaire et poser les bases du mouvement coopératif en France, mouvement qui sera par la suite à la pointe de la bancarisation de la clientèle populaire.

Inspirées par les modèles établis par Raiffeisen pour le crédit coopératif agricole ou par Schulze-Delitzch pour le crédit coopératif industriel125, une multitude d’expérimentations locales apparaissent progressivement dans toute la France, le plus souvent à l’intiative du mouvement religieux. Notamment, la première Banque populaire apparaît à Anger en 1878, et la première caisse de Crédit Agricole à Poligny (Jura) en 1884. Ces initiatives vont être rapidement soutenues par le pouvoir politique qui voit là un moyen d’emporter l’adhésion de la paysannerie qui représente alors un poids électoral considérable et de la petite bourgeoisie urbaine et rurale afin de réduire « la base sociale des monarchistes, encore puissants, et de faire face à la classe ouvrière montante, sensible aux idéaux socialistes » (Richez-Battesti et al., 2005, p. 10). Cette proximité avec l’État s’accroît encore à mesure que ces établissements sont instrumentalisés par celui-ci pour répondre aux besoins économiques et sociaux126. Bien qu’ils conservent leur statut coopératif, leur activité est progressivement spécialisée et réglementée en contrepartie d’avantages destinés à assurer leur pérennité127. Les organes centraux dont l’État les dote en sont alors la traduction organisationnelle (encadré 10).

Encadré 10 : Établissements coopératifs et tutelle étatique
L’État a progressivement doté les établissements coopératifs d’organes centraux destinés à gérer les financements publics prenant essentiellement la forme de prêts bonifiés. C’est ainsi qu’en 1921 est créé la Caisse centrale des Banques Populaire, en 1926 la Caisse nationale du Crédit Agricole et en 1938 la Caisse centrale du Crédit Coopératif. C’est le refus de cette tutelle étatique qui conduira à la formation du Crédit Mutuel, principalement en Bretagne et en Alsace, alors que ses origines sont largement communes avec le Crédit Agricole. La Caisse centrale du Crédit Mutuel date seulement de 1958.

Si elle est limitée dans la mesure où il n’existe pas de contrainte à l’emploi d’un compte ou de moyens de paiement scripturaux, la financiarisation est bien à l’œuvre tout au long du XIXe siècle et au début du XXe. Plus particulièrement, les mutations économiques et sociales notamment liées à la révolution industrielle, mettent en avant la dimension protectrice et promotionnelle des liens financiers. Pour la « classe populaire », c’est alors principalement l’épargne, et plus précisément le livret distribué par la Caisse d’épargne et La Poste, qui apporte une réponse. Son taux de détention passe ainsi de 36 % de la population en 1910, à 40 % en 1920, 42 % en 1930 et 47 % en 1939 (CDC, 1999).

Surtout, et c’est ce que nous avons essayé de souligner, les caractéristiques de la financiarisation tout au long de cette période sont le reflet d’une intervention étatique forte traduisant les luttes entre groupes sociaux qui influent ou tentent d’influer sur la hiérarchie de valeurs propre à la société de cette époque. C’est donc dans le cadre de la soumission au politique et/ou, pour une large partie du mouvement coopératif, à l’autorité religieuse, que le processus de financiarisation pose les bases du système bancaire français et de ses rapports avec la clientèle de particuliers.

Notes
125.

Voir Vallat (1999) pour une présentation détaillée des deux modèles.

126.

Les banques populaires se voient ouvrir une ligne de crédit de 100 millions de francs en 1919 afin de favoriser la reconversion des artisans et commerçants démobilisés tandis que les caisses de crédit agricole sont dotées d’avantages fiscaux afin qu’elles favorisent le financement de l’agriculture.

127.

Ils reçoivent un certain nombre de privilèges fiscaux concernant notamment l’exemption de l’impôt sur les bénéfices, de la patente, de l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières, etc. (Richez-Battesti et al., 2005).