B. Une financiarisation des besoins de promotion et de protection encadrée par l’État

La période des Trente Glorieuse marque une intensification sans précédent de la troisième forme de financiarisation organisée ou mise en œuvre par l’État, aussi bien pour satisfaire les besoins de promotion notamment en termes d’équipement des ménages, que ceux de protection face aux aléas de la vie.

Concernant le besoin de promotion, les conditions économiques moins favorables à l’épargne qu’au recours au crédit (forte croissance, forte inflation, plein emploi) se traduisent par un doublement de l’endettement des ménages entre 1949 et 1958 puis son triplement de 1959 à 1966 (CDC, 1999)131. Satisfaire une telle demande suppose que le secteur bancaire évolue. On assiste ainsi à la création de Sofinco en 1950 puis de Cetelem en 1953. Le Crédit Lyonnais ouvre la voie des prêts personnels en 1959 et sera rapidement imité jusqu’aux Caisses d’épargne qui se voient autorisées en 1971 à distribuer ce type de crédits. Mais c’est l’État qui en reste le maître d’œuvre dans la mesure où il bonifie une partie des prêts, encadre les taux d’intérêt (créditeur et débiteur) à partir de 1963, et fixe un taux plafond (taux de l’usure) à partir de 1966 (loi du 28 décembre). Ainsi, alors que le crédit était au XIXe siècle un outil de protection pour les « classes populaires », il devient outil de promotion comme l’était l’épargne notamment par sa finalité d’accession à la propriété. En retour, il est l’objet de critiques soulignant à nouveau la relation intime qu’entretiennent la financiarisation et la hiérarchie de valeurs propre à une société donnée (encadré 11).

Encadré 11 : Consommation et crédit et hiérarchie de valeurs
À l’instar des critiques émises par Proudhon au sujet du livret d’épargne (destiné à « embourgeoiser » l’ouvrier et à l’éloigner des « classes dangereuses »), le crédit et le mode de consommation qu’il permet, sont à leur tour critiqués pour leur caractère aliénant et le moyen de contrôle social qu’ils représentent. Pour Jean Baudrillard (1968, 1972) l’endettement permet ainsi de pallier la faiblesse des salaires et le remboursement interdit la revendication de peur de perdre son emploi.

De la même manière, c’est par une modalité financiarisée que va s’organiser, dès 1945132, le système de protection sociale133 et donc la satisfaction du besoin de protection. L’État-providence qui se met progressivement en place est la traduction de l’évolution de la hiérarchie de valeurs qui prévalait avant guerre. Si l’individualisme n’est pas fondamentalement remis en cause, le rôle protecteur du collectif est réaffirmé : la dette de vie sous la forme de dette sociale trouve là une expression concrète. En effet, en dépit de faiblesses134, le système de protection sociale est animé par une logique qui le distingue clairement de la logique marchande. C’est ce que souligne Merrien : « Alors que le système d’assurance purement privé est fondé sur le calcul des risques, le système idéal-typique d’assurance sociale écarte cette comptabilité au profit d’un système de solidarité nationale. Chacun, quelle que soit sa classe de risque , cotise au même taux. Les cotisations ne sont pas fonctions des risques, mais – du moins en partie – fonction du revenu » (pp. 847-848).

L’analyse de la financiarisation des besoins de promotion et de protection (forme 3) au cours des Trente glorieuses souligne ainsi que ce processus ne s’accompagne pas mécaniquement d’une plus grande marchandisation. La logique à l’œuvre n’est que très modérément marchande pour les premiers en raison du contrôle étatique direct et indirect, et ne l’est pas du tout pour les seconds totalement organisés par les pouvoirs publics. Mais réaliser de telles transformations implique que les financements nécessaires soient disponibles (crédits et transferts sociaux). C’est cette nécessité qui explique le développement de la bancarisation des particuliers et donc l’intensification de la deuxième forme de financiarisation.

Notes
131.

Sur la période 1955-1956, ces crédits sont consacrés pour près de 50 % d’entre eux à l’automobile, pour 16 % aux appareils ménagers, pour 13 % aux véhicules à deux roues et pour 9 % aux postes de radio et de télévision qui font leur apparition (Langlois, 2005).

132.

 Les prémices de la Sécurité sociale se trouvent dans deux lois de 1928et 1930 qui rendent obligatoire l’affiliation à un régime d’assurance sociale dont la Sécurité sociale est en fait la généralisation à grande échelle.

133.

Nous n’en faisons ici qu’une description sommaire, ce champ de la financiarisation n’étant qu’indirectement lié à la problématique de l’exclusion bancaire des particuliers. Pour plus d’informations voir l’ouvrage dirigé par Paugam (2007a) et plus particulièrement les chapitres de Robert Boyer (2007), François-Xavier Merrien (2007) et Bruno Palier (2007).

134.

Les principales critiques tiennent à la place centrale accordée à l’emploi laissant sans protection ceux qui ne peuvent cotiser ou ne sont pas liés à un ayant droit (Merrien, 2007) et celle accordée aux solidarités professionnelles catégorielles privilégiant « la solidarité et la redistribution (par le biais de la mutualisation du risque ) à l’intérieur d’un même groupe social » au détriment de la recherche de « l’égalité de tous ou de la disparition de la pauvreté » (Palier, 2007, p. 855).