C. Bancariser la population pour financer la croissance

L’économie des Trente Glorieuses est une économie d’endettement, les entreprises finançant leurs investissements par le recours au crédit bancaire. Il importe donc que les établissements bancaires aient des ressources suffisantes pour faire face à la hausse des besoins des entreprises. Dans le même temps, l’État est lui aussi confronté à des difficultés pour financer les investissements indispensables à la modernisation des infrastructures du pays dans la mesure où le taux d’épargne des ménages tend à se réduire avec la croissance de la consommation (CDC, 1999).

La réponse à ce défi est trouvée par la bancarisation des ménages français. L’objectif est double. En contraignant les particuliers à déposer leurs ressources sur des comptes, on a permis aux établissements bancaires d’en disposer pour octroyer davantage de crédits. Pour l’État, l’idée est, d’une part, d’orienter une partie de ces ressources vers des produits d’épargne permettant de financer ses investissement, et d’autre part, de mieux contrôler les salaires versés et ainsi d’améliorer l’efficacité de la fiscalité. Afin de mener ce projet à bien l’État agit à la fois en direction des clients, de l’organisation du secteur bancaire et des caractéristiques de l’offre bancaire (Tableau 11).

Tableau 11 : Mise en œuvre de la bancarisation des particuliers par l’État
Clients L’État donne à l’ensemble de la population les mêmes droits au regard des banques en votant en 1965 l’autonomie bancaire complète des femmes qui obtiennent alors le droit de gérer elles-mêmes leurs biens propres135.
Obligation de la domiciliation et de la mensualisation des salaires. Débutées au milieu des années 1960, ces mesures aboutissent à une obligation légale en 1973 pour la domiciliation136 et en 1978 pour la mensualisation. Alors que seulement 10 % des salaires étaient versés mensuellement en 1969, ils sont 75 % en 1972 (Bonin, 1989)
L’État rend obligatoire la perception des prestations sociales par l’intermédiaire d’un compte bancaire en 1978.
Secteur bancaire Les réformes Debré en 1966-1967 suppriment la distinction entre banques de dépôts et banques d’affaires et rendent caduque l’obligation d’autorisation préalable pour l’ouverture de guichets afin de permettre aux banques d’être au plus près de la population.
Les banques coopératives voient leur contrainte de spécialisation réduite ce qui les conduit à diversifier leur activité, et donc leurs ressources, sans pour autant perdre leurs avantages qui sont la contrepartie de leur activité en direction des clientèles rurales et de particuliers.
Les Caisses d’épargne sont autorisées en 1978 à ouvrir des comptes de dépôt à leur clientèle et à leur octroyer des carnets de chèques.
Produits Instauration de la gratuité du chèque en contrepartie de l’absence de rémunération des comptes de dépôt.
En matière d’orientation de l’épargne, le livret B et les produits d’épargne logement sont créés en 1965137, et le « livret bleu » distribué par le Crédit Mutuel138 en 1975.
Le livret A dont le taux de détention est encore quatre fois supérieur à ceux des comptes de dépôt à la fin des années soixante-dix, voit ses caractéristiques modifiées afin d’en rendre l’utilisation plus pratiques en 1967 (cf. encadré 6).

Source : Élaboration personnelle.

Par ces différentes mesures, l’État a non seulement été l’architecte de la bancarisation massive de la population mais également son déclencheur. Progressivement, le recours aux comptes de dépôt et moyens de paiement scripturaux est rendu, si ce n’est obligatoire, au moins difficilement évitable. En contrepartie, l’accès à ces services a été facilité139 autant que possible et leur coût limité. Ainsi, alors que les ménages français n’étaient que 17 % à détenir un compte de dépôt ou un livret bancaire (hors livret A) en 1966, ils sont 62 % en 1972 puis 92 % en 1984 (Bonin, 1992).

Cette intensification fait émerger la problématique de l’exclusion bancaire sous la forme où nous la connaissons aujourd’hui. La transition entre gestion en espèces et gestion intermédiée entraîne un nouveau rapport à l’argent qui n’est pas sans créer des difficultés pour une partie de la population. En témoignent, les débats de la fin des années 1970 relatifs à la croissance de l’émission de chèques sans provision (difficultés d’usage) conduisant les banques à retirer non seulement le chéquier de leur client mais souvent à leur clôturer leur compte de dépôt (difficultés d’accès). Ces clients se trouvaient par la suite bien en peine pour s’en voir ouvrir un autre auprès d’un établissement bancaire concurrent. La sensibilisation à cette question réalisée par les associations de défenses des consommateurs est l’un des éléments qui ont influé en 1984 dans la définition d’un droit au compte explicitement ouvert aux personnes interdites bancaires.

Les trois premières formes de la financiarisation ont donc connu une forte accélération au cours des Trente Glorieuses140. Se sont ainsi substituées des relations mettant en jeu des flux financiers à des relations qui s’exprimaient jusqu’alors d’autres manières. C’est notamment le cas concernant les retraites qui voient un flux financier, expression de la solidarité nationale, se substituer partiellement ou totalement aux solidarités familiales. Cette intensification de la financiarisation s’explique à la fois par les changements liés aux modes de vie et de consommation mais également par l’action de l’État qui l’a orientée et organisée dans le but d’assurer autant que possible la cohésion et la reproduction de la société. Toutefois, la transformation du contexte économique à la fin des années 1970 remet en partie en cause les choix effectués.

Notes
135.

 Les femmes avaient déjà depuis 1942 l’autorisation d’ouvrir un compte de dépôt sans l’autorisation de leur mari mais celui-ci pouvait y faire opposition par la suite. Dans les faits, les banques continuaient à demander une autorisation maritale.

136.

 Au-delà de 1 500 francs (pour un Smic à un peu plus de 900 francs), le salaire devait être versé en monnaie scripturale (De Blic & Lazarus, 2007). Ce seuil est aujourd’hui de 1 500 euros (pour un Smic à un peu plus de 1 300 euros).

137.

Ces nouveaux produits d’épargne qui peuvent être distribués par l’ensemble des banques voient le montant de leurs dépôts passer de 4 à 63 milliards entre 1964 et 1974 (De Blic & Lazarus, 2007).

138.

 C’est d’ailleurs à cette occasion que le Crédit Mutuel, jusqu’alors relativement indépendant de l’État (bien que les pouvoirs publics aient fixé les statuts de sa confédération nationale en 1958), est instrumentalisé par lui en se voyant confier une mission d’intérêt général relative à l’emploi de l’épargne collectée par ce livret qui faisait l’objet d’une défiscalisation partielle (Haut Conseil au secteur financier public et semi-public, 2001).

139.

 Ces réformes enclenchent notamment une « course aux guichets » qui voient leur nombre passer de 7 776 en 1967 à 15 133 en 1975 (Bonin, 1989).

140.

 C’est également à cette époque que débute le développement des marchés financiers, cependant ils sont trop éloignés de notre problématique pour que nous développions cet aspect de la financiarisation.