Conclusion du chapitre 2

L’analyse détaillée du processus d’intensification de la financiarisation montre que ce phénomène correspond aux évolutions institutionnelles connues par l’ordre monétaire propre à une société donnée. Cet ordre monétaire correspond à l’articulation des dimensions horizontales et verticales des relations coordonnées par la monnaie. Il intègre les dimensions fonctionnelles et hiérarchiques de la monnaie et, partant, il correspond aux règles et normes qui régissent l’accès et l’usage du fait monétaire. Ainsi, quand l’ordre monétaire se modifie, les modalités d’expression de l’appartenance sociale de chacun se modifient.

Que ce soit les besoins de base ou les besoins de protection et de promotion, les modalités de leur satisfaction ont impliqué de manière croissante le recours aux produits bancaires. En effet, après une première phase de diffusion de la monnaie à des sphères de la vie sociale toujours plus nombreuses, c’est le recours contraint aux produits des intermédiaires financiers qui impose de nouvelles règles et normes. Ainsi, nous avons vu comment la protection, besoin social essentiel, trouve une forme d’expression largement monétaire. Mais cette expression se modifie au gré de l’intensification de la financiarisation. Si le recours à l’épargne et au crédit au cours du XIXe correspond davantage à des balbutiements, le développement de l’État-providence à partir de la Seconde Guerre Mondiale lui donne une forme financière et collective structurée. En revanche, le tournant idéologique des années 1980 marque une inversion de tendance et redonne au crédit et à l’épargne individuelle un rôle prépondérant dans les modalités de protection. Tant par leur étendu que par leur nature, l’épargne et le crédit de cette dernière époque n’ont évidemment plus rien à voir avec ceux du XIXe siècle. Outre leur diffusion et la réduction de l’éventail des alternatives, ce sont leurs liens avec les marchés financiers qui constituent la différence principale.

Dès lors, il est clair que si les évolutions de l’ordre monétaire caractérisées par la financiarisation peuvent être lues d’un point de vue technique (la diffusion et le recours contraints à de nouveaux outils financiers), il est indispensable d’en considérer également la logique à l’œuvre. Celle-ci correspond aux modifications connues par la hiérarchie de valeur caractéristique d’une société dont la monnaie, au travers de la confiance accordée à ces institutions émettrices, tire sa légitimité. Au sein des sociétés modernes, c’est l’individu qui constitue la clef de cette hiérarchie de valeur. En revanche, il existe des différences considérables quant à la place donnée au « tout social ». Si les différentes logiques à l’œuvre placent en leur cœur les parties du tout, elles ne donnent pas la même importance à la somme des parties. C’est alors de la place du politique dont il est question.

Aux différentes époques identifiées de la financiarisation, le rôle du politique est évident. Ainsi, l’État qui en est la représentation, a-t-il instrumentalisé dès la fin du XIXe siècle les établissements bancaires coopératifs afin qu’ils favorisent le financement de pans de l’économie ignorés des banques privées, puis, après la Seconde Guerre Mondiale, qu’ils permettent la bancarisation de l’ensemble de la population dont une partie était une nouvelle fois ignorée par les établissements commerciaux. À partir des années 1980, c’est encore l’État, mais cette fois dans une logique qui prônent davantage son désengagement, qui met en place les structures favorisant une prise en charge individuelle croissante de besoins qui étaient jusque-là satisfaits de manière collective. Cependant, si la lecture que nous en donnons à voir, paraît le résultat de l’application d’une stratégie parfaitement planifiée, ce n’est que l’effet de la reconstruction a posteriori. Ces évolutions sont le fruit d’une multitude de décisions résultant des rapports de force du moment et dont les conséquences n’étaient qu’imparfaitement connues avant leur application. Ce n’est que par la suite qu’il est possible d’identifier la cohérence de l’ensemble et donc la logique dominante qui les anime. En revanche, il est clair que les formes prises par la financiarisation qui découlent de ces décisions n’ont rien d’un phénomène naturel. Ce sont les décisions politiques reflétant les inflexions de la hiérarchie de valeurs.

Les orientations observées depuis les années 1980 sont ainsi marquées par une influence croissante de l’idéologie néolibérale faisant prévaloir la régulation marchande sur celle politique. Il en découle de nouvelles règles et normes quant à l’accès et l’usage de la monnaie et donc des produits bancaires et financiers. Elles correspondent à une régulation très largement marchande d’éléments constitutifs du lien social  : les produits bancaires. Dès lors, la question se pose des effets de cette évolution que nous avons rapprochée de la Transformation polanyienne, sur la cohésion et la reproduction de la société. Pour nous, c’est là que ce trouve la clef du développement du phénomène d’exclusion bancaire. Il importe donc de comprendre quelles sont les conséquences des difficultés bancaires pour les personnes qui y sont confrontées.