A. De l’appropriation monétaire à l’appropriation bancaire

Guérin (2000) recourt au concept d’appropriation monétaire pour mettre clairement en lumière que si les modalités d’accès et d’usage de la monnaie sont socialement contraintes, les personnes s’y adaptent et, par leurs pratiques, contribuent à les faire évoluer. C’est ce que nous avons souligné au travers des exemples de marquage social de l’argent et de compartimentation monétaire. Toutefois, à ce stade du raisonnement, plus que les pratiques elles-mêmes, ce qui importe c’est qu’elles soient déterminées par les qualités de la monnaie en tant que moyen de gestion de l’incertitude (Salmona, 1990, 1992, 1994) et d’expression de l’appartenance sociale (Blanc, 1998 ; Zelizer, 2005).

Les pratiques monétaires adoptées par les personnes traduisent donc leur souci de conserver le contrôle de leurs ressources pour faire face aux besoins immédiats et futurs y compris ceux imprévus. Elles expriment ainsi un rapport au temps et à la prévision : il s’agit de gérer l’incertitude. Cette maîtrise doit permettre d’établir ou de maintenir les liens sociétaires et communautaires comme, par exemple, pouvoir assurer un niveau de consommation satisfaisant ou être en mesure d’honorer ses obligations familiales (comme le versement mensuel d’une pension alimentaire suite à un divorce).

Dans le même temps, ces pratiques expriment le sens que les personnes donnent aux relations sociales établies. Ainsi, l’argent offert à Noël n’est pas donné de la même manière que celui qui sert à régler un achat. Ou bien encore, l’usage qui est fait d’un gain à un jeu de hasard n’est pas le même que celui qui est fait des allocations familiales. Les sens variés donnés à ces flux monétaires se traduisent par des pratiques monétaires différentes. Elles subissent l’influence des dimensions horizontales et verticales de ces relations même si elles les modifient en retour. Ces pratiques sont ainsi modelées par la nature des droits et obligations sociales qu’elles expriment.

Au cœur du concept d’appropriation monétaire se trouve donc la manière dont les personnes gèrent et mettent en circulation leurs ressources en tenant compte des différentes dimensions de la monnaie. C’est que souligne Guérin (2000) : « Au-delà des revenus qui permettent l’autonomie financière, importe la réappropriation de ce flux monétaire, sa légitimation, la manière de le gérer et de le réaffecter » (p. 82). À ce titre, l’introduction des produits bancaires interfère nécessairement dans le mode de gestion et de mise en circulation de ces ressources.

Ces produits, tout comme la monnaie qu’ils véhiculent, sont alors l’objet de pratiques de marquage social et de compartimentation. À l’instar de ce que montre la cartographie bancaire réalisée par Pahl (1999) en termes d’affectation des différents types de comptes à différents types de dépense (schéma 5), les personnes compartiment l’usage de leurs produits bancaires au regard à la fois de leurs droits et obligations sociales et de la gestion de l’incertitude.

Il nous semble alors opportun de distinguer au côté de l’appropriation monétaire ce qui relève de l’appropriation bancaire. S’il ne s’agit là que d’un « produit dérivé conceptuel », il présente néanmoins l’intérêt de permettre la prise en compte spécifique de la dimension bancaire du phénomène d’appropriation et, partant, des conséquences des difficultés bancaires sur l’expression des droits et obligations.