A. Stigmatisation et distinction sociale

L’étude du phénomène de financiarisation a montré comment des normes en matière d’usage des produits bancaires se développent et contraignent les pratiques des personnes. La stigmatisation correspond à une différenciation par rapport à ce qui constitue la norme à un moment donné. Elle est donc socialement déterminée. Le fait de ne pas avoir accès à la carte de paiement ou au chéquier pourra alors être vécu comme stigmatisant lors de paiements dont la norme est de les effectuer en monnaie scripturale.

Servet (2006) souligne que cette stigmatisation peut être le résultat du regard des autres mais elle peut-être également vécue par la personne sans pour autant que celles à proximité n’aient prêté attention à ses pratiques ou ne les aient interprétées comme le signe de difficultés. Payer en espèces peut également résulter de la nécessité de dépenser l’argent provenant d’une activité exercée au noir de la part de personnes ne rencontrant aucune difficulté bancaire. En revanche, pour celles qui font face à des difficultés d’accès, leur expression au travers des moments de paiement pourra être vécue comme la manifestation de leur statut social dévalorisé et donc comme une épreuve humiliante.

Les difficultés bancaires ne produisent pas à elles seules un statut social comme peut le faire la relation d’assistance entre une personne « pauvre » et le système de protection sociale (Paugam, 2005). Néanmoins, elles y contribuent dans la mesure où les produits bancaires sont une modalité d’expression de l’appartenance sociale et de la place occupée dans cet ensemble c'est-à-dire du statut social. Elles participent au classement social des personnes et surtout au vécu par les personnes de ce classement (encadré 22).

Encadré 22 : Accès bancaire entre distinction et intégration
La possibilité ou non d’accéder aux différents types de produits bancaires est facteur de distinction. C’est ce qu’a constaté avec surprise ce conseiller financier de la Banque Postale rencontré dans le cadre de l’enquête pour le Centre d’étude de l’emploi (Gloukoviezoff & Tinel, 2004). Il a entendu un de ces clients lui expliquer qu’en dépit de sa satisfaction à être client de cet établissement, il préférait conserver une carte de paiement attachée à un compte dans une autre banque. Il craignait la réaction des clients qu’il invitait au restaurant s’il réglait l’addition avec une carte siglée « Banque Postale » en raison de son image de « banque des pauvres ». C’est un mécanisme tout à fait similaire qui est à l’œuvre dans les pratiques de cette autre personne qui explique qu’il utilise sa carte gold lorsque ses amis en font de même. Il trouve que cela le crédibilise au sein de son groupe (Pahl, 1999).
Pahl souligne que cette distinction entre groupes sociaux au travers des moyens de paiement n’est pas toujours vécue comme stigmatisante. Ainsi, alors que les ménages aux revenus aisés considèrent généralement que les cartes de paiement distribuées par les grands magasins comme cartes de fidélité (loyalty cards) sont au minimum sans intérêt et au pire des « attrape-nigauds » dont ils se détournent, il n’en va pas de même pour les ménages aux revenus modestes. « For those without credit cards, the loyalty cards offered by the main chain stores could be quite important. Not only did these cards appear to offer something for nothing, but they also allowed the holder to feel to be part of the card-holding society » (Pahl, 1999, p. 29).

Au travers des mécanismes de stigmatisation et de distinction, l’accès différencié aux produits bancaires et donc les difficultés d’accès affectent l’estime de soi. Ces difficultés entrent en contradiction avec les normes qui régissent l’expression des droits et obligations composant l’appartenance sociale. À ce titre, elles peuvent traduire le statut dévalorisé des personnes concernées à l’occasion des relations qui constituent les liens sociétaires et communautaires.