B. Une « déchéance » personnelle

Les difficultés à maîtriser son budget à l’aide des produits bancaires ou, à l’inverse, en raison de l’impossibilité d’accéder à certains d’entre eux, peuvent également être vécues comme une mise à l’épreuve puissante de l’estime de soi.

L’intensification de la financiarisation étudiée dans le chapitre précédent a pour corollaire, notamment depuis le début des années 1980, une individualisation croissante des parcours. « Être autonome », « avoir le choix » sont devenus les leitmotivs de la vie moderne au point que chacun puisse être considéré, au moins dans le domaine des représentations, comme « entrepreneur de sa vie » pour reprendre l’expression caractéristique de Pierre Rosanvallon (1995). Mais être entrepreneur de sa vie, c’est parvenir à maîtriser son budget, à planifier ses dépenses, à s’inscrire dans une dynamique, autrement dit, c’est parvenir à réduire l’incertitude.

Au-delà du montant des ressources, équilibrer recettes et dépenses est donc un élément essentiel de l’estime de soi. Cependant, cette maîtrise du budget suppose également celle des intermédiaires que sont les produits bancaires. Résultat de l’intensification de la financiarisation, la gestion du budget se réalise par le recours au compte, aux moyens de paiement scripturaux et aux crédits. Les difficultés bancaires sont alors autant de possibilités de compromettre l’équilibre budgétaire et de mettre en cause l’estime de soi.

Ce peut être l’impossibilité d’accéder à un crédit adapté pour faire face à une difficulté imprévue : il n’est alors d’autres solutions que de compenser par des privations ou alors de faire des dettes auprès de proches ou en n’honorant plus toutes les factures. Dans les deux cas, les personnes ont le sentiment d’être dépossédées de la maîtrise de leur destin, de ne pas parvenir à s’en sortir seules (Sinclair, 2001). L’accès au microcrédit personnel pour faire financer un besoin qui ne pouvait l’être autrement est d’ailleurs vécu par les personnes comme l’expression d’une autonomie retrouvée, la démonstration qu’elles peuvent garder les rênes de leur destinée, voir même se créer un avenir auquel les établissements bancaires ne voulaient pas croire (Gloukoviezoff & Lazarus, 2007 ; Gloukoviezoff & Palier, 2008).

Au côté des difficultés d’accès, l’équilibre budgétaire peut également être mis en cause par les difficultés d’usage. Contrôler ses dépenses supposent de maîtriser une certaine forme d’abstraction dans la mesure où les produits bancaires impliquent un rapport dématérialisé à l’argent. De même, cela suppose de connaître et de parvenir à respecter les règles de fonctionnement propres à ces outils (les dates de valeurs pour les chèques, la fixité des mensualités et de la temporalité d’un crédit, etc.). Ces difficultés d’usage engendrent des frais bancaires présentés comme de la « tarification sanction » et qui sont alors souvent vécus comme la matérialisation de l’échec des personnes à conserver le contrôle de leur budget et donc le contrôle d’elles-mêmes.

Bien souvent la période qui précède le dépôt d’un dossier de surendettement, où s’accumulent les rejets, les frais et les dettes de toutes sortes qui en découlent, est vécue comme une véritable épreuve. Elle correspond à une faillite personnelle dans tous les sens du terme. À l’instar du chômage de longue durée, les difficultés bancaires peuvent conduire les personnes à la dépression et/ou à des problèmes de santé167. Le simple fait de relever son courrier chaque matin se transforme en épreuve redoutée. Les personnes parlent d’ailleurs « d’angoisse de la boite aux lettres » qui les conduit souvent à ne plus ouvrir les courriers de la banque et des différents créanciers mais à les « entasser sur un coin de table ».

Cette mise en cause de l’estime de soi par les difficultés bancaires présente également une dimension sexuée faisant écho à ce que nous avons précédemment analysé à propos de la mise à l’épreuve des liens du couple. La gestion des ressources du ménage incombant généralement aux femmes lorsque les difficultés apparaissent ou que les revenus sont limités (Pahl, 1999), ce sont elles qui ont à gérer, dans tous les sens du terme, ces difficultés. Ce sont donc elles qui assument le plus souvent la responsabilité de ces difficultés. Guérin (2000) analysant la construction sociale de « l’altruisme féminin », souligne qu’elles en sont d’autant plus affectées que de nombreuses femmes estiment que c’est là leur « rôle ». Elles ont alors le sentiment d’échouer à remplir une de leurs « obligations ».

Les difficultés bancaires affectent donc durement le lien à soi. Il en découle une altération des prétentions légitimes qui en raison de la place centrale occupée par les produits bancaires au sein des différentes sphères de la vie sociale a des répercussions sur l’ensemble de droits et obligations qui caractérisent l’appartenance sociale de chacun.

Notes
167.

 Parmi les personnes en interdiction bancaire, 18 % estiment que cela les a conduit à la dépression et/ou à des problèmes de santé (Gallou & Le Quéau, 1999, p. 48).