A. Le rôle des émotions

En s’appuyant sur les travaux de Jon Elster (1986, 1998), Guérin (2000) explique que l’évaluation subjective des droits et obligations et donc la diversité des pratiques qui en découlent, peuvent être expliquées en termes d’émotions.

L’analyse d’Elster est la suivante : la prise de décision des personnes est influencée par les émotions qu’elles ressentent. Ces émotions découlent d’un décalage entre la réalité des pratiques des personnes (par exemple, être surendettées) et les normes sociales (idéal d’autonomie et de responsabilité individuelle). Elster assimile ce décalage à ce que les psychologues appellent une dissonance cognitive. Face à cette tension entre pratiques et représentations, les émotions ressenties incitent les personnes à en limiter les effets. Elster (1998) explique qu’elles sont une force psychologique qui pousse les personnes à adapter leurs représentations à la situation tant que cela est possible, puis quand cela ne l’est plus en raison de l’ampleur de la dissonance, à modifier leur comportement. Il identifie alors différentes émotions suscitées par ce décalage qui viennent influencer la prise de décision : culpabilité, honte, indignation, revendication, peur, etc.

Dans la mesure où nous nous intéressons aux situations où la dissonance cognitive s’explique par l’existence de difficultés, il nous semble que l’apport de l’analyse de Vincent de Gaulejac (1996) peut éclairer davantage ce qui se joue dans les cas qui nous intéresse.

Les travaux d’Elster donnent à voir le rôle des émotions dans la prise de décision « en général ». Ils couvrent donc une variété de situations et donc de causes de dissonance cognitive extrêmement vaste. Dans notre cas, la cause est plus restreinte : il s’agit d’une situation où les difficultés rencontrées traduisent l’impossibilité de satisfaire à la norme d’autonomie et de responsabilité individuelle. Gaulejac explique que ce type de situation est à l’origine du sentiment de honte dans la mesure où c’est l’estime de soi qui est mise en cause. Ce « méta-sentiment » qu’est la honte, à l’instar des mécanismes décrits par Elster, influe différemment sur la prise de décision des personnes selon la manière dont il va être géré. À la suite de Guérin (2000), nous identifions trois principaux modes de gestion du sentiment de honte168.

La première est celle où ce sont les représentations qui sont adaptées à la situation. Les personnes parviennent à mobiliser des éléments de justification qui neutralisent le sentiment de honte sans avoir à modifier leurs pratiques. Guérin parle alors d’assistance « rationalisée ».

Les deuxième et troisième types de réaction sont marqués par l’impossibilité d’adapter les représentations. Les personnes vont alors modifier leur comportement de manière à préserver leur amour-propre en limitant les effets du sentiment de honte. Dans un cas il s’agira d’un comportement de revendication : les personnes refusent la situation et en rejettent la responsabilité sur des causes extérieures. Dans l’autre, à l’inverse, les personnes se sentent seules responsables de leur situation et manifestent une grande culpabilité.

Ces trois types de réaction correspondent à différents vécus des difficultés et à ce titre à différentes évaluations subjectives des droits et obligations. Les prétentions légitimes des personnes adoptant une attitude de rationalisation, de revendication ou de culpabilité ne pourront alors pas être les mêmes. C’est ce mécanisme qui explique que les difficultés bancaires n’ont pas systématiquement les mêmes conséquences sur le lien à soi et, partant, sur les deux autres types de liens.

Notes
168.

 Guérin (2000) s’appuie également sur les travaux de psychologie sociale (Lassare (1995) notamment) pour mettre en évidence l’apparition de trois principaux modes de gestion de cette dissonance cognitive, modes de gestion présents dans l’argumentation d’Elster. Toutefois, à la différence de la lecture d’Elster que fait Guérin (2000), pour nous, ces trois types de réaction s’expliquent par le fait que les personnes sont confrontées au sentiment de honte ce qui influe sur leur prise de décision comme expliqué par Elster.