§1. Au carrefour de la financiarisation et de l’individualisme marchand

Étudiant l’intensification de la financiarisation et l’influence de l’idéologie néolibérale sur les formes qu’elle revêt, nous nous interrogions au cours du chapitre précédent (chapitre 2) sur les similitudes entre le phénomène observé et celui décrit par Polanyi (1983) au travers de ce qu’il nomme « la Transformation ». L’étude des conséquences des difficultés bancaires sur l’appartenance des personnes à la société apporte un certain nombre d’enseignements qui étayent davantage encore cette hypothèse.

Rappelons que l’appartenance sociale est comprise comme la possibilité réelle qu’a chacun d’honorer ses obligations et de faire valoir ses droits. C’est à partir de cet enchevêtrement de droits et d’obligations que les personnes peuvent exprimer un éventail plus ou moins large de capabilités manifestant leur autonomie et leur degré d’appartenance sociale. Ces degrés d’appartenance peuvent être compris comme le reflet des inégalités sociales qui affectent les personnes en fonction de leur groupe social de référence.

L’expression de l’autonomie et donc des capabilités se fait ainsi dans un cadre social contraignant, celui défini par les institutions. La monnaie est l’une d’entre elles et tant son accès que son usage sont régis par un ensemble de normes et de règles. Principalement, l’accès à la monnaie est ainsi lié à la place de chacun au sein des rapports de production. Dans les sociétés salariales, c’est ce qui conditionne largement l’expression des capabilités.

Nous avons montré qu’avec l’intensification de la financiarisation, le recours contraint aux produits bancaires s’est très largement accru et avec lui de nouvelles normes et règles régissant l’accès et l’usage de la monnaie. Bien que liée, c’est une problématique distincte de celle de l’emploi. En effet, si l’emploi reste au cœur des systèmes de protection sociale et de l’accès aux ressources monétaires, la « crise de la société salariale » (Castel, 1995) et les réponses individualisantes qui y ont été apportées ont donné et donnent encore de manière croissante une place essentielle aux produits bancaires et plus largement financiers dans les modalités d’expression de l’appartenance sociale.

Au sein des sociétés hautement financiarisées souvent appelées « sociétés de crédit », l’appartenance sociale passe alors par la possibilité d’accéder aux produits bancaires et de les utiliser de manière adaptée. C’est au regard de ce constat que l’expression de financial citizenship de Leyshon et Thrift (1995) prend tout son sens. Être citoyen à part entière au sein de ces sociétés passent par l’inclusion bancaire  : l’expression des capabilités qui sont la traduction de cette citoyenneté, en est largement dépendante.

Ceci se comprend au niveau institutionnel au travers des évolutions de la financiarisation et de ses conséquences sur les modalités de protection et de promotion, ainsi qu’au niveau individuel en montrant par la négative comment les différents aspects du lien social (lien à soi, communautaire et sociétaire) sont affectés par les difficultés bancaires.

Les établissements bancaires et financiers se trouvent ainsi en charge d’une fonction centrale dans la mesure où c’est à travers eux que sont appliquées les règles et normes relatives à l’accès et l’usage des produits bancaires. Bien que n’émettant pas directement la monnaie et agissant dans le cadre de nombreuses règles liées au contrôle de leur exposition aux risques, ils déterminent en grande partie les conditions d’accès à leurs produits (dont le crédit qui est une création provisoire de monnaie) et les modalités de leur usage au travers des tarifications et sanctions qu’ils appliquent. Dès lors, la nature de la logique qui les anime est déterminante. Cette logique est en grande partie dépendante de celle qui préside à la régulation du secteur bancaire, logique qui caractérise le processus de financiarisation et reflète la hiérarchie de valeurs d’une société.

C’est là que la proximité des évolutions que nous observons avec celles décrites par Polanyi semble la plus forte. En effet, sous l’influence de l’idéologie néolibérale, l’État s’est désengagé des établissements dont il était partie prenante, et les modalités de régulation du secteur bancaire ont été marquées par un accroissement de la concurrence et une uniformisation des contraintes pesant sur les différents types d’établissements. Ces évolutions homogénéisent sans cesse leurs pratiques bien qu’actuellement en France des distinctions réelles existent encore selon leur statut (banque commerciale, coopérative ou postale). Dès lors, il convient de s’interroger sur les conséquences de la gestion par les établissements bancaires et financiers d’un élément transversal aux différentes facettes du lien social, pour la cohésion et la reproduction des sociétés.