§3. Un constat trop négatif ?

Si l’on récapitule les éléments précédents, il est possible de dresser le constat suivant : alors que l’organisation sociale des sociétés modernes est censée être assise sur un rejet de la hiérarchie propre aux sociétés anciennes, en raison de la place accordée aux établissements bancaires au sein de l’organisation sociale et de leur mode de régulation, ces sociétés institutionnalisent des inégalités de nature principalement économique. Cependant, la différence avec les sociétés ancienne est de taille : alors que les inégalités y étaient vectrices d’intégration et donc de protection au sein des sociétés holistes et hiérarchique, elles caractérisent à présent la mise à l’écart et l’impossible participation sociale dans des sociétés pensées comme non-statutaires.

Dès lors, la pauvreté entendue comme privation de capabilités est en grande partie caractérisée, dans les sociétés de crédit, par le fait de ne pas être considéré par les établissements financiers comme un client à potentiel. Cette évaluation est en partie auto-réalisatrice puisqu’en interdisant l’accès aux produits bancaires où en en rendant l’usage plus difficile (plus coûteux, moins adapté), elle réduit les perspectives d’avenir des clients concernés. La « crédibilité bancaire » devient ainsi progressivement l’un des piliers de la citoyenneté puisque sa faiblesse ou son absence et les difficultés bancaires qui en découlent, produisent leurs effets sur l’ensemble des composantes du lien social.

Il nous faut néanmoins pondérer ce constat : en France, la diversité des statuts des établissements bancaires, la moindre disponibilité de l’information sur les clients (absence de fichier positif ou de credit bureaus) et les lois qui encadrent l’activité bancaire, limitent l’ampleur de ces effets. Mais s’ils sont limités, ce n’est qu’en comparaison avec ce qu’ils sont dans les pays où, précisément, il n’existe quasiment plus de banques coopératives, où l’information sur l’évolution du niveau de risque des consommateurs est immédiatement et largement disponible, et où les protections légales des consommateurs sont beaucoup plus faibles. C’est le cas des États-Unis. Le diagnostic des conséquences sociales dressé par Robert Manning (2000) et Sullivan et al. (2000) corrobore tout à fait nos analyses et laisse entrevoir les évolutions que pourrait connaître la société française si les tendances à l’œuvre se poursuivaient. Nous ne soulignons que deux de leurs observations.

La première est faite par Manning (2000) qui explique que « today, consumer credit has assumed an increasingly important role in the U.S. postindustrial economy and, not incidentally, has increased the power of private banks to influence macroeconomic policy. A striking feature of this trend is the growing inequality in the cost and availability of credit to different social groups. This is one of the most neglected topics in the study of U.S. consumer credit and debt, and the disparity is generally consistent with larger patterns of contemporary American inequality » (p. 18). Elle fait ainsi écho à nos observations sur le fait que le système bancaire régulé selon la logique marchande ne peut que renforcer les inégalités existantes entre personnes mais également entre groupes sociaux en raison du mode bancaire d’évaluation du risque et en raison des niveaux de tarification relatifs. Les conditions tarifaires pratiquées sont à ce point inégales qu’aujourd’hui ce sont les emprunteurs à faibles revenus qui subventionnent ceux ayant des revenus élevées (Ramsay, 2003).

Quant à Sullivan et al. (2000), ils soulignent que faire reposer la protection et la promotion sur les stratégies financières individuelles ne peut que faire courir un risque considérable aux personnes confrontées à une rupture professionnelle ou familiale ou à un problème de santé. Pour eux, le surendettement qu’ils étudient à partir des situations de personnes ayant déposé un dossier de faillite personnelle, doit être considéré comme une « pathologie sociale » en grande partie liée à la réduction des protections collectives. Mais leur originalité est de mettre en lumière qu’il ne touche pas en priorité les couches les plus populaires de la population mais celle qui constitue le cœur de la société américaine : la classe moyenne. Ils mettent en évidence qu’à l’exception de leur niveau de revenu qui est relativement faible, les personnes ayant déposé un tel dossier présentent très majoritairement les caractéristiques socioéconomiques de cette classe. Le développement de la financiarisation et notamment la diffusion massive du crédit pour répondre aux besoins de protection et de promotion font courir le risque d’une faillite globale du système qui, pour nous, s’explique principalement par le mode de régulation du secteur bancaire. Ainsi, analysent-ils : « The debtors were the first to succumb to difficulties that also face many of their fellow citizens. They are like the proverbial canaries in the mineshafts; the bankrupt debtors comprise an early warning system for all Americans. They are a silent reminder that even the most secure family may be only a job loss, a medical problem, or an out-of-control credit card away from financial catastrophe » (Sullivan et al., 2000, p. 6).

Ces auteurs mettent ainsi en lumière que le choix de société fait aux États-Unis mettant le crédit au cœur de l’ingénierie sociale, conduit à largement aggraver et fragiliser la situation d’une grande majorité de la population. Les conséquences des aléas de la vie ou d’une fluctuation des ressources sont telles que Sullivan et al. (2000) en viennent à développer deux hypothèses qui n’ont rien à envier à celles de Proudhon (Vallat, 1999), Marx (1969) ou Baudrillard (1968, 1972). La première est que « the resulting trauma may be the most plausible explanation for the stability of wage rates (and the consequent lack of inflation) at a time of record-low unemployment: people are afraid to demand higher wages and slow to move to new opportunities at a time of increasing volatility in the employment market. The danger in this rapidly shifting economy is not only unemployment but changing employment and landing on a lower rung on the economic ladder » (p. 239). La seconde hypothèse, partagée par Iain Ramsay (2003), est que cette place centrale du crédit pour absorber les aléas de la vie représente certes un risque individuel, mais surtout, en créant « the ultimate market-based social welfare program » (Sullivan et al., 2000, p. 138), elle conduit à moins solliciter les programmes de protection sociale (chômage, santé, etc.) et à ne pas réfléchir aux nécessaires réformes qui devraient y être apportées.

Pour comprendre toute leur ampleur et leur importance sur la cohésion et la reproduction des sociétés, les conséquences de la financiarisation et, corrélativement, celles des difficultés bancaires doivent donc être considérées dans toutes leurs dimensions : individuelle et collective, horizontale et verticale.