Conclusion du chapitre 3

Impossibilité d’établir des relations marchandes dès lors qu’elles s’inscrivent dans la durée (location, abonnement, etc.), difficultés accrues pour convertir ses droits marchands et juridiques formels en droits réels (absence de compte bancaire pour percevoir un salaire ou des prestations sociales), appauvrissement monétaire compliquant la satisfaction des nombreux besoins monétarisés, isolement affectif lié à l’épuisement de la solidarité amicale ou familiale ou à la honte de sa sollicitation, mise à l’épreuve des liens qui unissent le couple, perte de l’estime de soi pouvant s’accompagner de dépression ou de problèmes de santé.

Telle est la liste non exhaustive des conséquences des difficultés bancaires. Toutes se traduisent par une réduction des capabilités et participent au processus d’exclusion sociale. L’exclusion bancaire en est donc bien une composante à part entière. Affirmer que les difficultés bancaires produisent leurs propres conséquences ne revient pas à dire qu’elles en sont toujours les seules responsables. Le plus souvent les difficultés bancaires se mêlent avec d’autres difficultés d’emploi, familiales, etc. Leurs effets sont alors confondus. Ceci est en totale cohérence avec ce que nous n’avons cessé de souligner : la dégradation de l’un des liens affecte potentiellement les deux autres. De même, nous n’affirmons pas que les difficultés bancaires sont systématiquement l’élément déclencheur de la dégradation de l’un ou l’autre des trois types de liens identifiés. Si cela peut-être le cas, le plus souvent, il semble que des difficultés préexistent et que celles de nature bancaire viennent les aggraver.

Qu’elles jouent le rôle de déclencheur ou de facteur aggravant, ils n’en demeurent pas moins que les difficultés bancaires peuvent affecter gravement les capabilités des personnes concernées. Toutefois, il est indispensable de souligner que cette relation de causalité est marquée par la nature hétérogène des conséquences observées. En effet, leur intensité, leur forme, et leur variété diffèrent en fonction de l’histoire, du statut et du vécu des personnes qui les subissent. Les conséquences ne seront pas toujours les mêmes pour une femme et pour un homme, pour un couple et pour une famille monoparentale, pour un cadre et pour un chômeur, etc. Comme nous l’indiquions lorsque nous avons défini le processus d’exclusion bancaire (chapitre 1), ces conséquences sont relatives à une personne donnée au sein d’une société donnée. C’est pour cette raison que les analyses économétriques transnationales présentées au sein de la première section de ce chapitre n’ont qu’un faible pouvoir explicatif.

Pour donner du sens aux corrélations observées, il est indispensable de comprendre les mécanismes à l’œuvre à la fois au niveau individuel, et au travers des contraintes institutionnelles qui expliquent la production de ces conséquences. C’est précisément ce que peut favoriser le recours à la grille de lecture des capabilités tant elle permet de mettre en lumière les enjeux institutionnels de l’exclusion bancaire. Ainsi, l’étude des conséquences des difficultés bancaires en termes de capabilités nous a permis de démontrer que si l’intensification de la financiarisation n’est pas un problème en soi dans la mesure où elle offre de nouvelles modalités de cohésion sociale ; selon la logique qui l’anime, elle peut à l’inverse conduire à la mise à l’épreuve de cette cohésion en provoquant l’institutionnalisation des inégalités et l’aggravation des difficultés structurelles ou conjoncturelles rencontrées. En ce sens, l’exclusion bancaire peut être considérée comme une pathologie de la financiarisation contemporaine.

S’il faut en pondérer l’ampleur selon les pays, la régulation marchande du secteur bancaire se traduit par l’évaluation des personnes par les établissements selon des critères liés à la rentabilité espérée de la relation établie. Dès lors, seules les personnes présentant un profil rassurant ont accès dans des conditions adéquates aux produits bancaires, éléments essentiels de l’appartenance sociale. La citoyenneté apparaît alors largement déterminée par la crédibilité bancaire et, partant, se caractérise par une forme de hiérarchisation sociale mettant à l’écart ceux confrontés aux inégalités ou à des ruptures.

Le niveau et la forme de la financiarisation de la société française limitent les conséquences et l’ampleur de cette transformation du mode d’appartenance sociale. L’existence de lois protégeant le consommateur, la présence de réseaux bancaires aux statuts variés et l’existence d’un État-providence toujours présent bien qu’affaibli, sont autant de garde fou. En revanche, l’observation des conséquences actuelles des difficultés bancaires en France mais également aux États-Unis, indique que la tendance à l’œuvre est bien réelle et que ces élément qui en limitent l’influence, sont progressivement remis en cause.

Ce constat appelle deux réflexions. La première est que si l’exclusion bancaire est une composante relativement récente de l’exclusion sociale, elle en est déjà un élément important et son influence ne devrait cesser de s’accroître impliquant de s’interroger sur les modalités institutionnelles de sa prise en compte. La seconde qui découle de la première, part du fait que les privations de capabilités observées sont intimement liées aux contraintes à l’accès et à l’usage des produis bancaires, contraintes qui découlent de leur régulation marchande. Dès lors, il est indispensable de comprendre en quoi la régulation marchande entre en contradiction avec le rôle social horizontal et vertical des produits bancaires et dans quelle mesure il est possible de limiter cette contradiction.