Conclusion de la partie I

Au terme de cette première partie, il importe d’en récapituler les acquis essentiels. Le principal est d’avoir montré en quoi il était légitime de remettre en cause les approches de l’exclusion bancaire en termes de difficultés d’accès. Leurs limites ont justifié l’élaboration d’une nouvelle définition considérant l’exclusion bancaire comme un processus social : celui par lequel une personne (ou un groupe de personnes) rencontre de telles difficultés bancaires d’accès ou d’usage qu’elle (il) ne peut plus mener une vie sociale normale dans la société qui est la sienne (la leur). Ce n’est donc pas la responsabilité des clients, des établissements bancaires, de l’État, etc. dans la survenue des difficultés bancaires qui définit l’exclusion bancaire mais bien le lien entre ces difficultés, quelle qu’en soit la cause, et leurs conséquences sociales.

Cette grille de lecture prend en compte simultanément les difficultés bancaires d’accès et d’usage et considère systématiquement leurs conséquences sociales comprises en termes de privation de capabilités. Elle remet ainsi en cause les distinctions établies entre absence de produits bancaires, insuffisance de produits bancaires, interdiction bancaire, surendettement, etc. S’il est légitime de les distinguer pour les besoins de l’analyse, il n’est pas pertinent d’établir des cloisonnements hermétiques. Ils résultent tous de difficultés d’accès ou d’usage. Dès lors, à condition qu’ils aient des conséquences sociales, ce sont tous des facettes du processus d’exclusion bancaire.

Le second apport essentiel est de rendre explicite qu’en l’absence de conséquences sociales, les difficultés bancaires observées ne participent pas au processus d’exclusion bancaire. Par exemple, une personne qui ne dispose pas de crédit mais qui n’en a pas besoin ne peut pas être considérée comme confrontée à ce processus. En systématisant ce lien entre difficultés et conséquences, il devient clair que l’exclusion bancaire est partie prenante du processus plus large d’exclusion sociale. Elle en est cause et conséquence.

Mais pour comprendre en quoi rencontrer des difficultés bancaires d’accès ou d’usage peut avoir des conséquences alimentant le processus d’exclusion sociale, il a fallu analyser le processus par lequel les produits bancaires ont progressivement joué un rôle social essentiel. C’est l’étude du mouvement de financiarisation qui a permis cela. Après avoir montré que la monnaie, leur support, est une composante essentielle du lien qui agrège les êtres humains entre eux que ce soit au sein des communautés traditionnelles ou des sociétés modernes, l’étude de l’intensification de la financiarisation a donné à voir comment ces qualités monétaires ont progressivement été acquises par les produits bancaires. Qualités qu’ils possèdent à tel point qu’ils sont aujourd’hui indispensables pour mener une vie sociale normale c'est-à-dire pour agir avec un degré de liberté suffisant.

À la suite de la monnaie, ces produits sont devenus des outils de gestion de l’incertitude et d’expression de l’appartenance sociale. Ils offrent la possibilité de gérer le rapport au temps et aux aléas de la vie tout en permettant de faire valoir ses droits et d’honorer ses obligations sociales. Les pratiques de marquage sociale et de compartimentation en sont la traduction concrète : certains produits seront affectés à des dépenses particulières, d’autres permettront d’éviter que ne se mêlent des flux monétaires considérés comme de nature différente. Ces pratiques d’appropriation monétaire puis bancaire permettent aux personnes de donner du sens aux relations dans lesquelles elles s’inscrivent et de tenter de conserver le contrôle de leur budget et, partant, de leur vie. Elles reflètent donc l’expression de leur autonomie qui découle de leur insertion dans un ensemble de droits et d’obligations horizontales et verticales.

Si les produits bancaires ont une telle importance fonctionnelle et hiérarchique, c’est en raison de leur diffusion extrêmement large au sein des différentes sphères de la vie sociale et de leur instrumentalisation par le politique. Les formes de la financiarisation subissent en effet l’influence de décisions politiques qui favorisent ou non le recours à tel ou tel type de produits. Depuis le début des années 1980, en raison de l’influence croissante de l’idéologie néolibérale, les modalités de protection et de promotion ont connu une individualisation croissante. Cette évolution conduit à donner aux produits bancaires un rôle croissant pour se prémunir contre les risques et mettre en œuvre les moyens de sa promotion. La question qui se pose alors est celle des conséquences d’éventuelles difficultés bancaires sur les capabilités des personnes.

De par le rôle social transversal des produits bancaires, ces difficultés affectent les trois différents types de liens (à soi, communautaire et sociétaire) composant le lien social. D’une part, elles réduisent les ressources (droits marchands, juridiques, élargis) potentiellement disponibles pour être converties en fonctionnements. D’autre part, elles affectent l’estime de soi et donc les prétentions légitimes qui président à cette conversion. Les difficultés bancaires agissent comme un facteur de réduction des différentes composantes des capabilités.

Ces difficultés produisent leurs conséquences à un niveau horizontal en affectant la qualité du réseau social et de l’estime de soi mais également à un niveau vertical en affectant la dimension hiérarchique de la société. Que ce soit à l’occasion de difficultés d’accès ou d’usage, c’est également le statut social qui est en question. L’évaluation et les sanctions liées aux produits bancaires s’apparentent à la manifestation d’une place dégradée au sein de la hiérarchie sociale. Elles correspondent à une institutionnalisation des inégalités. Ceux qui ne sont pas jugés crédibles pour accéder ou pour utiliser dans de bonnes conditions les produits bancaires, ne se voient pas reconnaître un statut de membre de la société à part entière dans la mesure où ils sont privés d’éléments essentiels pour faire valoir leurs droits et honorer leurs obligations.

Le paradoxe est alors le suivant : les produits bancaires sont régulés de manière croissante comme des produits marchands comme les autres si ce n’est leur caractère risqué pour le prestataire, mais dans le même temps, ils représentent un support essentiel du lien social. Cette situation, au travers des conséquences que nous avons pu mettre en lumière, révèle alors un danger pour la cohésion sociale : l’exclusion bancaire correspond à une réduction des capabilités au niveau individuel et à une exacerbation des inégalités au niveau collectif.

Le secteur bancaire français présente néanmoins certaines spécificités (lois protégeant les consommateurs, variété des statuts des établissements, système de protection sociale toujours présent, etc.) qui limitent les conséquences de sa régulation marchande croissante. Cependant, en raison de l’homogénéisation et de l’unification des marchés bancaires au niveau européen, ces spécificités sont progressivement remises en cause. Il importe alors de comprendre pour quelles raisons les établissements bancaires peuvent appliquer des règles et normes dans l’accès et l’usage de leurs produits qui se révèlent en partie source de difficultés bancaires. Cela suppose de saisir les enjeux propres à l’activité bancaire elle-même, au travers de la question de l’incertitude mais également de saisir les contraintes qui pèsent sur le choix des réponses apportées, contraintes tenant principalement à l’influence de la logique marchande. Ainsi, après avoir vu en quoi les produits bancaires étaient rigoureusement indispensables pour les personnes c'est-à-dire qu’elles étaient les contraintes pesant sur les particuliers, il importe d’étudier celles pesant sur les prestataires bancaires.