Partie II. Prestation de services bancaires et incertitudes

Introduction de la partie II

Au cœur de l’activité bancaire se trouve l’incertitude. Sa maîtrise est l’une des deux contraintes essentielles qui pèsent sur les établissements bancaires. L’autre est que cette maîtrise doit se faire de manière rentable. Toutefois, affirmer cela ne donne pas pour autant toutes les clefs de compréhension de ce qui est en jeu entre la banque et le client. Au contraire, cela pose même davantage de questions que cela n’apporte de réponse. En effet, sur quoi porte l’incertitude ? Comment est-il possible de la réduire ? Quelles sont les relations entre modes de réduction de l’incertitude et rentabilité ?

Ce sont les travaux de Frank Knight, et plus particulièrement son ouvrage de 1921, Risk, Uncertainty and Profit, qui ont posé les jalons de l’analyse économique du risque et de l’incertitude. Knight commence par expliquer la distinction entre les deux : le risque est probabilisable, il est mesurable par une probabilité « objective » (la probabilité d’obtenir une face précise d’un dé par exemple). En revanche, l’incertitude correspond aux situations non mesurables, et donc à une probabilité « subjective ». Les comportements humains entrent ainsi toujours dans cette catégorie. L’incertitude est présente quand la situation est unique et qu’il est impossible de constituer des échantillons.

Il est tout de même possible d’agir en situation d’incertitude grâce à l’exercice d’un jugement : c’est la spécialisation. Un spécialiste, par son expérience et ses compétences, est en mesure d’évaluer les chances de succès d’une entreprise par exemple. Cependant, il est également possible, sous certaines conditions, de traiter l’incertitude comme un risque en ayant recours à la consolidation. Il s’agit de rapprocher un grand nombre de situations similaires et de mesurer les probabilités d’évolution vers telle ou telle direction. La méthode du scoring en est l’illustration en matière d’octroi de prêt. Knight montre que l’incertitude diminue avec la taille du groupe : extrêmement forte pour une situation isolée, quasiment nulle (devenue une probabilité) lorsque le groupe est de grande taille.

Toutefois, spécialisation et consolidation ne sont pas des méthodes équivalentes de réduction de l’incertitude. Leur efficacité diffère selon la nature de l’incertitude que l’on cherche à réduire. Il existe trois principaux types d’incertitude qui affectent l’activité bancaire. Le premier est commun à toutes les activités qui s’inscrivent dans la durée, et porte sur les états futurs du monde. À l’instar de Gadrey (1996), nous considérons que ce premier type d’incertitude ne nécessite pas de traitement spécifique car il peut être pris en compte au travers des deux suivants sur lesquels il exerce directement son influence. Ces deux types d’incertitude portent sur le comportement des acteurs et sur la qualité de ce qui est échangé.

L’incertitude comportementale est celle qui fait l’objet de toute l’attention des modèles de l’économie bancaire portant sur les relations de crédit. En effet, au travers des problèmes de sélection adverse et d’aléa moral, la question qui se pose est celle de l’incertitude quant au comportement de l’emprunteur. La qualité du crédit qui correspond à son remboursement découle ainsi des choix que fait l’emprunteur tant en matière de divulgation d’information que de niveau de risque de l’investissement effectivement réalisé une fois le prêt accordé. Au sein de ces modèles, l’incertitude découle principalement des hypothèses d’opportunisme (l’emprunteur a la possibilité d’adopter volontairement un comportement qui privilégie ses intérêts y compris en bafouant ses engagements) et d’asymétrie d’information (la banque ne peut avoir accès de manière satisfaisante à l’information que détient l’emprunteur). Ces deux hypothèses seront remises en cause au cours de cette partie.

L’incertitude portant sur le produit lui-même correspond à son adéquation aux besoins des différentes parties. Cette source d’incertitude est ignorée par les modèles de l’économie bancaire dans la mesure où l’emprunteur est censé être capable d’évaluer parfaitement le niveau de risque auquel il s’expose. Lorsqu’il le contracte, il est donc certain de la qualité du crédit. Cette source d’incertitude est pourtant essentielle pour comprendre comment surviennent les difficultés bancaires dans la mesure où l’adéquation de l’offre bancaire aux besoins de ces personnes est précisément la difficulté majeure.

Au cours de cette partie, notre objectif est donc de nous doter d’une grille de lecture des sources d’incertitude présentes lors des échanges entre banquiers et clients, pertinente au regard de notre problématique en termes d’exclusion bancaire. Cela permettra de comprendre les contraintes qui pèsent sur les banques (principalement en termes de réduction de l’incertitude de manière rentable) et les conduisent aux choix organisationnels qui structurent la prestation de services bancaires. Cette compréhension est essentielle dans la mesure où les différentes possibilités organisationnelles n’offrent pas les mêmes possibilités de prise en compte des besoins singuliers de la clientèle de particuliers. C’est là le cœur du développement des difficultés bancaires.

Atteindre cet objectif suppose une remise en cause profonde des grilles de lecture existantes de l’activité bancaire. Le chapitre 4 analyse les principaux modèles de l’économie bancaire afin de mettre en lumière en quoi les hypothèses comportementales et environnementales qu’ils retiennent ne permettent qu’une prise en compte partielle de l’incertitude présente au sein des relations de crédit. Ces modèles expliquent que si les relations de crédit prennent la forme de relations de long terme, c’est en raison des effets positifs de la durée sur l’accumulation d’information par la banque et donc sur la mise en œuvre de la consolidation. Les apports de la sociologie économique élargissent les effets de la durée en considérant la spécialisation comme mode de réduction de l’incertitude et en introduisant des éléments tels que la confiance et le réseau social. Mais c’est surtout l’analyse de Lucien Karpik (1989) en termes d’économie de la qualité qui offre la possibilité de véritablement remettre en cause cette grille de lecture. En effet, grâce à ses outils analytiques, il devient clair que la structuration des relations de crédit en relations de long terme s’explique par la présence d’une incertitude sur le produit lui-même et non uniquement sur le comportement de l’emprunteur.

Fort de ce premier résultat, il importe donc de définir précisément ce qui est échangé entre le banquier et son client. Le chapitre 5 propose ainsi d’abandonner la conception de la banque comme intermédiaire de crédit au profit d’une compréhension en termes de prestataire de services bancaires qui articule les différents produits bancaires (comptes, moyens de paiement scripturaux, produits d’épargne et de crédit) entre eux et intègre également le conseil du banquier et la participation du client comme éléments centraux. En développant cette grille de lecture originale, la dualité du produit de la prestation apparaît alors. Il est ainsi possible de distinguer le résultat de la prestation c'est-à-dire ses effets (outcome), de la phase de transformation destinée à produire ces effets, par exemple l’octroi d’un crédit ou d’un chéquier (output). Alors que les modèles de l’économie bancaire et les travaux de sociologie économique portant sur la relation de crédit, se focalisent sur l’incertitude liée à la qualité de l’output (est-ce que le prêt accordé sera remboursé ?), c’est l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome (est-ce que le crédit octroyé à permis le développement des capabilités de l’emprunteur ?) qui est liée à la singularité du produit. Bien que la qualité de l’output et de l’outcome soient liées, la réduction de l’incertitude portant sur le premier grâce à la spécialisation ne suffit pas à assurer la réduction de celle portant sur le second.

Le chapitre 6 propose alors d’analyser les apports et limites de la relation de service comme mode de coordination et de réduction de l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome. Par le copilotage, il est en effet possible de prendre en compte la singularité des besoins des clients. Cependant, étant de nature relationnelle et supposant une négociation, elle est en elle-même une source d’incertitude mais portant cette fois sur la qualité de l’output. Toutefois, cette incertitude sur l’output ne repose pas nécessairement sur l’opportunisme des personnes. En effet, nous verrons qu’elle dépend à la fois de l’hétérogénéité des capacités de jugement des uns et des autres ainsi que la dissymétrie existante dans la répartition du pouvoir de négociation. Il apparaît ainsi que ni la spécialisation mise en œuvre lors de la relation de service ni la consolidation n’apportent de solution complète au problème de l’incertitude. La première est seule à même de réduire celle portant sur la qualité de l’outcome mais elle rencontre certaines limites quant à la qualité de l’output. La seconde permet de contourner les incertitudes portant sur l’output mais est sans effet sur celle portant sur l’outcome. La question qui se pose alors est celle de leur articulation.

C’est au travers de ce prisme que nous étudierons les évolutions récentes de l’activité bancaire couramment nommées « modernisation bancaire » (chapitre 7). Le but de cet ultime chapitre de la deuxième partie est de mettre en lumière que les choix organisationnels effectués pour réduire les différentes sources d’incertitude ne répondent pas uniquement à des considérations techniques mais se font également dans le cadre de croyances et de rapports de force. Ainsi, la « modernisation bancaire » se caractérise par une transformation philosophique profonde : la révolution quantitative. Celle-ci voit la consolidation prendre le pas sur la spécialisation et s’explique par la croyance en la supériorité des nouvelles technologies de l’information, étayée par le discours marketing.

Ces choix organisationnels sont également le résultat de rapports de force entre l’établissement de crédit et ses clients d’une part, et ses salariés d’autre part. Plus précisément, la domination progressive des critères d’efficacité commerciale et de rentabilité des relations établies sur tous les autres, alimente ces rapports de force en raison des limites de ce processus. Souvent assimilé à une industrialisation de l’activité bancaire en raison de sa standardisation, celui-ci se base sur la consolidation alors même qu’elle ne peut prendre en compte finement la qualité de l’outcome. Dès lors, l’établissement n’a d’autre choix que d’articuler spécialisation et consolidation pour les clients dont la satisfaction est un véritable enjeu commercial. Autrement dit, la rentabilité de la satisfaction du client est un élément déterminant des choix organisationnels encadrant la prestation, ce qui laisse une place plus ou moins grande à sa personnalisation. Ceux n’ayant pas de pouvoir de négociation suffisant seront alors un public privilégié pour les difficultés bancaires sources d’exclusion bancaire.