Chapitre 4. Le crédit : des relations de long terme pour réduire les incertitudes

Introduction du chapitre 4

Si les établissements bancaires existent, selon les théoriciens de l’économie bancaire, c’est en raison de leur capacité supérieure aux marchés financiers à faire face aux coûts de transaction et aux asymétries d’information. Autrement dit, l’existence de ces établissements s’explique par leur capacité supérieure à réduire l’incertitude et ce notamment en matière de crédit.

Ce type de transaction a la particularité d’être intertemporel. En contractant à un temps t, il faut s’assurer qu’au temps t + n, le contrat sera honoré. Le prêteur est donc confronté à une incertitude sur la qualité de l’emprunteur et doit répondre à la question suivante : faut-il ou non lui prêter ?

Répondre à cette question suppose de comprendre quelles sont les sources d’incertitude et quels sont les moyens disponibles pour y faire face. Les principaux travaux menés dans ce domaine portent sur la relation de crédit qui s’établit entre banque et entreprise169. En dépit des différences existant entre les besoins de financement d’une entreprise et d’un particulier, ce sont ces travaux qui alimenteront notre réflexion et ce pour deux raisons principales.

La première est que le crédit aux entreprises est sans doute le produit bancaire pour lequel les recherches consacrées aux effets de l’incertitude sont les plus nombreuses. En effet, tant l’économie bancaire, qui se compose essentiellement des théories de l’information, que la sociologie économique ont développé des analyses permettant de comprendre quelles étaient les imperfections sources d’incertitude présentes sur le marché du crédit, quels étaient leurs effets, et comment il était possible de les neutraliser. Ces résultats constituent le socle de l’analyse de l’incertitude portant sur l’activité bancaire et sont généralement étendus aux relations de crédit établies avec des particuliers.

La deuxième raison est que ces modèles abordent des questionnements absolument essentiels à la compréhension de l’incertitude qui porte sur la prestation de services bancaires. En effet, les difficultés sources d’incertitude qui sont diagnostiquées restent d’actualité lorsque l’on passe du crédit à la prestation de services bancaires. Ce diagnostic est cependant inégalement exploité en raison des hypothèses retenues notamment celles comportementales (rationalité substantielle, opportunisme, etc.) ou environnementales (sens de l’asymétrie d’information et nature de l’information notamment).

L’objectif de ce chapitre est de mettre en lumière les conceptions dominantes de l’incertitude portant sur la relation de crédit et leur pertinence au regard de notre objet, l’exclusion bancaire des particuliers.

Afin de mener à bien cette réflexion, trois temps rythment ce chapitre. Tout d’abord, le modèle de Joseph Stiglitz et Andrew Weiss (1981) est analysé (section 1). Ce modèle apparaît comme une référence incontournable et toujours d’actualité pour l’ensemble des travaux sur l’incertitude liée au crédit. Que ce soient ceux récents portant sur les marchés financiers en général (Bebczuck, 2003), sur les relations de crédit avec des entreprises (Ausubel, 1999 ; Boot, 2000 ; Eber, 2000 et 2001 ; Elyasiani & Goldberg, 2004 ; Berger et al., 2005 ; Elsas, 2005), ou sur le développement de l’accès aux services bancaires dans les pays du Sud grâce notamment aux innovations de la microfinance (Armendàriz de Aghion & Morduch, 2005 ; Karlan & Zinman, 2006 ; Beck & de la Torre, 2007), tous développent leurs analyses en référence aux bases posées par Stiglitz et Weiss (1981). Il est ainsi indispensable de comprendre quelles sont les imperfections de marché identifiées par les auteurs et quels sont les éléments laissés dans l’ombre par cette analyse.

Ensuite, les réponses apportées aux imperfections de marché identifiées par Stiglitz et Weiss sont étudiées à partir des modèles « canoniques » de l’économie bancaire ainsi que l’apport de l’économie néo-institutionnelle170 (section 2). Leurs raffinements successifs montrent comment les chercheurs intègrent les observations empiriques (la principale étant l’inscription des relations de crédit dans la durée) à leur modélisation, gagnant ainsi en réalisme, mais parfois au prix d’un affaiblissement de la cohérence interne de leurs modèles. Cependant, leurs analyses se focalisent uniquement sur la pertinence des caractéristiques de l’échange ou de la relation établie au regard de la réduction des risques de sélection adverse et d’aléa moral. Ces modèles restent donc prisonniers des bases posées par Stiglitz et Weiss, de leurs hypothèses et de leur volonté de conserver la modélisation. Ainsi, une seule voie de réduction de l’incertitude est considérée, celle qui consiste à la traiter comme un risque en ayant recours à la consolidation.

Enfin, afin de rendre explicite les éléments inexploités au sein des approches économiques présentées, ces résultats sont confrontés tout d’abord aux travaux de sociologie économique puis à ceux de « l’économie de la qualité » de Karpik (1989)171 (section 3). Dans un premier temps, cela permet d’enrichir les apports de la structuration du marché du crédit en relation de crédit de long terme, en considérant également le jugement comme mode de réduction de l’incertitude, et non plus seulement le calcul. Cet apport réintroduit au sein de l’analyse la confiance, les interactions et le réseau social qui étaient ignorés par les modèles de l’économie bancaire. Dans un second temps, en confrontant la structuration du « marché du crédit » aux analyses de l’économie de la qualité, il apparaît que la cohabitation du calcul et du jugement pour réduire l’incertitude ne s’explique pas seulement par les causes identifiées par Stiglitz et Weiss puis reprises aussi bien par les économistes bancaires que les sociologues : ce mode de structuration tient également à la nature du produit lui-même. Le crédit est le siège d’une incertitude qui découle de sa singularité, ce que les hypothèses comportementales et environnementales masquaient. Ce dernier élément est fondamental pour donner un sens aux modes de réduction de l’incertitude retenus mais également pour saisir leurs éventuelles carences.

Notes
169.

 Nous laissons volontairement de côté l’incertitude à laquelle est confronté le client portant sur la solvabilité de la banque. Bien qu’elle soit réelle, cette incertitude porte aujourd’hui davantage sur la question de la régulation du secteur et influe peu ou pas sur le choix d’un établissement bancaire par un particulier français. Néanmoins, et ce en dépit du système d’assurance dépôt mis en place en France depuis 1979, la persistance et l’aggravation des conséquences de la crise des subprimes pourraient réactualiser cette source d’incertitude.

170.

 Ces modèles sont ceux que l’on retrouve le plus fréquemment dans la littérature consacrée à la question de la relation de crédit (notamment Rivaud-Danset, 1995 et 1996 ; Laurent, 1997 ; Scialom, 1999 ; Boot, 2000 ; Eber, 2000 et 2001 ; Elyasiani & Goldberg, 2004 ; Armendàriz de Aghion & Morduch, 2005).

171.

 Nous laissons volontairement de côté au cours de ce chapitre les apports de l’économie des conventions. Ces éléments seront réintroduits au sein de l’analyse au cours du chapitre 6 lorsque nous traiterons des modalités de réduction de l’incertitude spécifique à la prestation de services bancaires.