A. Les contrats implicites et l’introduction de la réputation

Si les relations de crédit s’inscrivent dans la durée, c’est parce que les différentes parties prenantes y ont intérêt. Ce type d’accord entre l’emprunteur et le prêteur est qualifié de contrat implicite car il « ne nécessite pas le recours à des garanties réelles ou juridiques. C’est l’existence d’un surplus d’utilité anticipé par au moins l’une des parties qui incite les "contractants" à respecter leur promesse » (Rivaud-Danset, 1996, p. 946). Ces contrats expliqueraient que les taux d’intérêt proposés par la banque varient avec une certaine inertie relativement aux chocs sur les coûts rencontrés par la banque (pratiques d’assurance contre les aléas) et qu’ils se différencient selon la qualité des emprunteurs (différenciation des prix dans le cadre d’une relation de long terme).

Pour Oliver Hart et Bengt Holmström (1987), ce sont les effets d’apprentissage qui lient chacune des parties (lock-in effect) et expliquent ainsi la durée de la relation. Après le premier prêt accordé aux conditions du marché et qui a permis à la banque d’obtenir de l’information sur le prêteur et ainsi de mieux évaluer son niveau de risque, le suivant doit être proposé à des conditions plus favorables. D’un côté, l’emprunteur est donc incité à être fidèle pour bénéficier de ces conditions. De l’autre, le prêteur a intérêt à maintenir la relation pour rentabiliser cet investissement en information spécifique à cet emprunteur et inaccessible aux autres prêteurs. Toutefois, leur modèle a été critiqué car rien n’empêche le prêteur de ne pas respecter systématiquement sa parole (proposer des conditions plus avantageuses) sachant qu’il existe une multitude d’emprunteurs potentiels. Pour dépasser cette limite et fonder le caractère auto-réalisateur du contrat, Steven Sharpe (1990) introduit la réputation.

Dès lors, si la banque ne tient pas sa promesse de proposer de meilleures conditions, l’information sera transmise à l’ensemble des acteurs du marché qui tiendront pour acquis que cette banque ne tient jamais sa parole et qu’il ne faut donc pas contracter avec elle, réduisant le profit futur de la banque à zéro. Le recours à la réputation qui est un processus social extérieur à l’échange marchand tel qu’il est conceptualisé par la théorie économique orthodoxe, permet de qualifier ce modèle d’hétérodoxe, bien qu’il conserve l’hypothèse de maximisation (Rivaud-Danset, 1996).

Rivaud-Danset (1995) invite également à considérer le modèle développé par Arthur Okun (1981) qui analyse le marché du crédit en tant que marché de clientèle et au sein duquel la réputation joue également un rôle clef. Dans ce modèle et à l’inverse des précédents, la rationalité des acteurs n’est plus substantielle mais procédurale impliquant donc des comportements conventionnels. Il en découle que prêteurs et emprunteurs sont favorables à l’établissement d’une relation durable leur permettant d’amortir les aléas auxquels ils sont confrontés. Le client échange donc « un droit au crédit, dans les périodes où la liquidité interne lui fait défaut, contre le dépôt de ses réserves de liquidité, lorsqu’il en dispose, la banque accédant ainsi à des ressources peu rémunérées » (Rivaud-Danset, 1995, p. 236). Plus précisément, l’emprunteur fidèle est assuré d’avoir accès aux financements en priorité en période de restriction monétaire au détriment de nouveaux emprunteurs y compris ceux disposés à supporter un taux d’intérêt plus élevé. Il y a donc rationnement pas les quantités et non discrimination par les prix. Cependant, ce rationnement ne se fait pas de manière indifférenciée. C’est là qu’intervient la réputation, c'est-à-dire l’information délivrée par la communauté locale, en permettant – à la fois dans le sens de rendre possible et d’autoriser – ce rationnement différencié.

La collectivité locale rend possible le rationnement car elle est la source de la réputation des emprunteurs, c'est-à-dire de l’information concernant la qualité des emprunteurs. Dans la mesure où il existe une communauté d’intérêt entre le prêteur, l’emprunteur et la communauté, cette information est accessible à la banque qui n’est donc plus victime de l’asymétrie d’informationex ante (sauf pour les emprunteurs n’appartenant pas à la collectivité locale). En complétant cette information par celle obtenue de l’emprunteur lui-même au cours de la relation, le prêteur est en mesure d’évaluer objectivement le risqueindividuel et de rationner les « mauvais risques ». Rivaud-Danset (1995) montre que cette hypothèse fait perdre de la cohérence au modèle d’Okun : l’information diffusée par la communauté y est considérée comme une évaluation objective alors qu’elle ne peut s’apparenter qu’à un jugement sur la potentialité de faillite de l’emprunteur176.

Parallèlement à cela, la collectivité locale autorise le rationnement en permettant de prévenir le risque d’opportunisme. D’une part, le prêteur ne peut rationner un emprunteur seulement à condition de le justifier objectivement (celui-ci ne fait pas partie des clients fidèles, sa réputation est mauvaise, etc.). D’autre part, il ne peut pas augmenter le taux d’intérêt lorsqu’un client fidèle a un projet risqué ou fait face à des difficultés, sans le justifier objectivement. C’est donc pour ne pas perdre sa réputation que le prêteur se conforme au comportement attendu. Un mécanisme similaire est également à l’œuvre pour le client.

Dans ces différents modèles, les effets informationnels bénéfiques de l’inscription de la relation de crédit dans la durée sont insuffisants pour en expliquer l’existence en raison de l’hypothèse d’opportunisme des acteurs. Il est alors indispensable d’introduire la réputation, élément social pourtant extérieur à l’échange strictement marchand.

Notes
176.

 C’est précisément pour cette raison que nous considérons le modèle d’Okun au sein des modèles de l’économie bancaire en dépit de certaines spécificités.