B. L’analyse de Williamson : actif spécifique et hiérarchie

À l’instar des modèles de Hart et Holmström (1987) ou de Sharpe (1990), l’analyse de Williamson (1975, 1985, 1991) tente de comprendre comment répondre aux imperfections du marché (Postel, 2003) et donne un rôle essentiel à l’information construite au cours de la relation de crédit. Cependant, alors que pour les modèles précédents, la durée de la relation est un élément qui permet de réduire le risque auquel s’expose le prêteur par l’acquisition d’informations sur l’emprunteur, chez Williamson, « le long terme augmente les failles du marché mais n’atténue pas les problèmes d’asymétrie d’information » (Rivaud-Danset, 1996, p. 945).

La problématique de Williamson est la suivante. Lorsqu’une transaction implique un investissement dans un actif spécifique c'est-à-dire un actif qui ne pourra être réutilisé pour une transaction avec un autre client sans perdre de sa valeur, il est nécessaire qu’elle s’inscrive dans la durée pour permettre de rentabiliser cet investissement. Cependant, les hypothèses comportementales retenues par Williamson, c'est-à-dire la rationalité limitée des acteurs ainsi que leur opportunisme, rendent tout engagement durable impossible. Pour limiter l’incertitude qui découle de l’impossibilité pour les acteurs d’établir des contrats complets ou de se faire confiance, il est nécessaire de prévoir des systèmes de vérification et de sanction engendrant des coûts de transaction d’un tel niveau qu’ils compromettent la faisabilité de la transaction. Pour Williamson, ce n’est donc pas l’inscription dans la durée de la relation qui apporte une réponse à l’incertitude mais précisément la nécessité de s’inscrire dans la durée en raison de l’existence d’un actif spécifique, qui crée une incertitude mettant en échec la régulation marchande par les prix.

Constatant l’inefficacité de la régulation marchande pour ce type de transaction, Williamson conclut à la nécessité de l’introduction d’un principe de régulation non marchand : la hiérarchie. Selon lui, elle permet d’accroître l’efficacité de la transaction, d’une part en incitant les acteurs à se comporter dans un sens collectivement bénéfique, et d’autre part en sanctionnant les comportements opportunistes de manière plus coûteuse et plus pertinente. En effet, « le rôle de ces structures consiste non seulement à prévoir des dispositifs permettant de faciliter "l’arrangement privé", mais aussi, le cas échéant, à mesurer les fautes et responsabilités de chacun. C’est sur ce dernier point en particulier que l’organisation est plus efficace que le marché » (Postel, 2003, p. 108). Dès lors, selon leur fréquence, leur degré d’incertitude et la spécificité des actifs nécessaires, les transactions adopteront la forme qui minimise les coûts de transaction : une relation marchande, une relation de long terme appelée forme hybride (encadré 25), ou une firme (Williamson, 1991).

Encadré 25 : Relations de long terme et originalité de l’actif spécifique chez Williamson
L’analyse de Williamson ne doit pas être limitée aux transactions qui supposent la mise en œuvre d’un actif spécifique(Postel, 2003). Ce sont la plupart des transactions, y compris celles initialement standard, qui « deviennent progressivement spécifiques à mesure que les deux contractants développent une relation mutuelle marquée par l’existence de routines et de services spécifiques non standardisables fondés sur l’existence d’une compréhension tacite » (Postel, 2003, p. 101).
L’inscription dans la durée de ces relations contribue au développement d’un langage commun qui accroît l’efficacité du service rendu par l’offreur. Il « devient plus précis et mieux adapté aux besoins du demandeur. Dès lors, cette relation tend à être protégée de la concurrence et le service rendu devient "unique", "spécifique" » (Postel, 2003, pp. 102-103). L’amélioration de la coordination des acteurs engendre ainsi le développement de monopoles bilatéraux (auxquels correspondent les relations hybrides ou relations de long terme).
Nicolas Postel souligne alors que « Williamson, in fine, démontre la nature paradoxale de l’agent économique qui est opportuniste et limité, mais qui par ailleurs utilise des procédés cognitifs et communicationnels nécessitant confiance et long terme » (p. 103). L’organisation hiérarchique est donc la réponse pour permettre l’émergence de ce langage commun en dépit de l’opportunisme qui empêche l’établissement de relations durables basées sur la confiance.
Il nous semble absolument indispensable d’insister sur le fait que, si la structuration des transactions est expliquée par les effets des hypothèses comportementales lorsque la transaction met en jeu un actif spécifique, l’analyse de Williamson fait également jouer un rôle essentiel à la nécessité d’un langage commun et à l’adaptation du produit aux attentes spécifique du demandeur. On retrouve là la troisième dimension que nous avions identifiée lors de l’analyse du modèle de Stiglitz et Weiss (1981) : l’adéquation de l’offre aux besoins de l’emprunteur.

Si l’on revient à la relation de crédit, il apparaît que l’information que le prêteur accumule sur l’emprunteur correspond à un actif spécifique. Elle est coûteuse à rassembler et ne peut être réutilisée pour une relation avec un autre emprunteur. Dès lors, le recours à la forme hybride (la relation de long terme) s’explique, si l’on suit l’analyse de Williamson, par son efficacité supérieure pour économiser des coûts de transaction, en comparaison de la régulation marchande. Cependant, outre l’interrogation relative à l’efficience systématique du choix du mode de régulation de la transaction alors que les acteurs sont dotés d’une rationalité limitée, c’est la place de l’opportunisme et de l’efficacité de la hiérarchie qui attire l’attention. En raison du coût des procédures destinées à se prémunir du comportement opportuniste des acteurs, l’internalisation devrait l’emporter sur la forme hybride. Ce n’est pas le cas pour les relations de crédit. Ce n’est pas non plus le cas lorsque l’on observe la multiplication des coopérations inter-firmes. « On ne peut comprendre les alliances sans introduire l’idée de confiance entre les parties, opposée à celle d’opportunisme et de pur égoïsme » (Coriat & Weinstein, 1995, p. 73)177.

Notes
177.

Il est à noter que la confiance est d’ailleurs fréquemment introduite aux cotés des incitations et de l’autorité pour expliquer la coordination au sein des formes hybrides (notamment Jean-Pierre Allegret et Bernard Baudry (1996)) alors même que Williamson considère cette notion inutile car redondante avec le calcul (Williamson, 1993).