C. Une analyse économique qui s’éloigne de ses fondamentaux

L’étude de ces différents modèles explicatifs des relations de crédit donne à voir les liens étroits qu’ils entretiennent, en dépit de leur diversité, avec les fondements posés par Stiglitz et Weiss (1981). Trois points permettent d’illustrer cela.

Le premier porte sur la définition de l’incertitude. Dans l’ensemble de ces modèles, elle porte sur la qualité de l’emprunteur et découle de son comportement potentiellement opportuniste rendu possible par l’existence d’imperfections de marché. Lorsque l’emprunteur est également confronté à l’incertitude, elle ne porte plus sur la qualité du prêt accordé mais sur les conditions futures accordées par le prêteur.

Le deuxième point découle directement de cette conceptualisation de l’incertitude et concerne son mode de réduction. Tous les modèles, y compris ceux d’Okun ou de Williamson, recourent au calcul pour réduire l’incertitude, autrement dit, ils la traitent comme un risque. À aucun moment ils ne font intervenir le jugement, se contentant de mettre en avant l’efficacité de la consolidation. Nathalie Moureau et Dorothée Rivaud-Danset (2004) soulignent que le parti pris par lequel l’incertitude est considérée comme systématiquement probabilisable a avant tout pour but de conserver la possibilité de modéliser la relation de crédit.

Cet impératif de modélisation, ainsi que les hypothèses afférentes, ont pour conséquence le troisième point sur lequel nous voudrions nous arrêter. Au fur et à mesure de leur raffinement, ces modèles n’ont cessé de s’éloigner de l’idéal du marché néoclassique. Alors que Stiglitz et Weiss avaient conclu que le marché du crédit ne pouvait être régulé par les prix mais par un rationnement, ces différents modèles accentuent encore la distinction en concluant qu’une réponse efficace aux imperfections de marché suppose des relations de crédit de long terme. Cependant, pour y parvenir, ils introduisent progressivement des éléments sociaux extérieurs (encadré 26) qui « surplombent » les actions individuelles : la réputation ou la hiérarchie.

Encadré 26 : Analyse de la microfinance et éléments extérieurs à l’échange strictement marchand
Les analyses économiques des pratiques de microfinance dont Beatriz Armendàriz de Aghion et Jonathan Morduch (2005) proposent une étude poussée, sont marquées par l’intégration d’éléments sociaux au prix d’hypothèses fortes ou de zones d’ombre quant aux mécanismes réellement à l’œuvre.
L’analyse des prêts de groupe comme mode de dépassement de l’asymétrie d’information ex ante et ex post conduit notamment à souligner l’efficacité des liens étroits et du partage de l’information entre les membres du groupe car elle favorise la qualité de la sélection de ses membres, de la surveillance de la mise en œuvre du projet et de la sanction en cas d’échec. Sont alors soulignés les rôles de la pression du groupe, du risque d’être exclu de la communauté, des remboursements faits en public, etc.
Lorsque les prêts ne sont pas faits par l’intermédiaire des groupes mais directement à des personnes isolées, ce sont alors les effets de l’intégration des voisins à la décision de prêter ou le recours aux croisements d’information permis par les membres de la communauté qui sont analysés comme des facteurs d’efficacité.
Si ces différents éléments peuvent être lus en partie grâce aux outils de l’analyse économique reposant sur la maximisation de l’intérêt individuel et l’opportunisme, l’explication de leurs effets ne peut s’y limiter. Comme le soulignent les auteurs : « Empirical research on group lending lags behind theory, but the data so far suggest important challenges to the generally optimistic tenor of the theoretical research » (Armendàriz de Aghion & Morduch, 2005, p. 114).

En revanche, à l’instar de Stiglitz et Weiss (1981), tous ces modèles passent sous silence l’un des éléments explicatifs de cette structuration en relation de long terme : l’incertitude portant sur le crédit lui-même, c'est-à-dire sur son adéquation aux besoins de l’emprunteur178. C’est ce que souligne Marianne Guille (1994) qui préfère parler d’un « espace de contrats de prêts bilatéraux » car « cette dénomination semble davantage appropriée que le terme de marché du crédit traditionnellement utilisé, car, contrairement aux références implicites au marché walrassien que suggère celui-ci, elle met l’accent sur l’hétérogénéité du bien et l’existence de relations contractuelles entre prêteurs et emprunteurs » (Guille, 1994, note 27, p. 69). Cette distinction est présente chez Okun qui distingue les « marchés de clientèles » où les biens échangés sont hétérogènes c'est-à-dire singuliers, et les « marchés d’enchères » dont le fonctionnement est proche de celui du marché néoclassique à savoir : ajustement par les prix, caractère impersonnel, décentralisé et instantané. Ainsi, c’est donc bien vers la nature du produit c'est-à-dire sa singularité, et les sources d’incertitude qui y sont liées, qu’il faut se tourner pour comprendre la structuration en relation de long terme alors même que ces aspects sont passés sous silence par les modèles de l’économie bancaire en raison de leurs hypothèses initiales.

Notes
178.

 Cet élément est présent chez Williamson bien que l’accent soit mis sur les hypothèses comportementales pour expliquer la structuration des transactions en forme hybride ou en firme.