§1. L’apport d’une lecture sociologique de la relation de crédit de long terme179

La sociologie économique propose des analyses particulièrement intéressantes de la nature et de la forme des échanges économiques. Mark Granovetter affirme ainsi que « l’on ne peut analyser le comportement et les institutions, sans prendre en compte les relations sociales courantes qui exercent sur eux de très fortes contraintes » (2000, pp. 75-76). Sa thèse qu’il nomme thèse de « l’encastrement », souligne que les relations sociales et leur structuration – le réseau social – jouent un rôle déterminant quant au comportement adopté par les personnes (coopération ou opportunisme). Il importe donc de se pencher sur la place des relations sociales au sein de la relation de crédit – relations sociales ignorées par les modèles économiques présentés précédemment en raison de leurs hypothèses. Les travaux menés par Brian Uzzi seul ou en collaboration (Uzzi, 1999 ; Uzzi & Gillepsie, 2002 ; Uzzi & Lancaster, 2003) s’inscrivent pleinement dans cette démarche.

Analysant le financement de petites entreprises par les banques de Chicago (Uzzi & Gillepsie, 2002)180, les auteurs démontrent que des liens forts et durables entre les banques et les firmes facilitent l’accès aux capitaux et permettent d’obtenir de meilleurs taux d’intérêt grâce à une augmentation du flux d’information. Cependant, à l’inverse des modèles de l’économie bancaire, l’analyse menée ici montre que les modalités de production de ces informations ont des effets déterminants. Les auteurs expliquent notamment que les femmes et les membres des minorités sont désavantagés car ils ont plus de mal à entretenir une forte sociabilité avec les banquiers qui sont majoritairement des hommes blancs181. S’ils n’ont pas accès au crédit ou plus difficilement, ce n’est pas tant parce qu’ils sont considérés comme ayant moins de chance de rembourser mais davantage parce qu’ils n’ont pas une assise suffisante dans les réseaux des banquiers. On retrouve là l’une des conclusions d’Okun pour les nouveaux venus qui ne peuvent bénéficier d’une bonne réputation au sein de la communauté.

L’analyse que les auteurs font de l’évaluation réalisée par le banquier afin de réduire l’incertitude, donne toute leur place aux relations sociales et aux évaluations subjectives ou jugements. Il n’est donc plus possible de faire abstraction de la nature de ces relations en recourant aux hypothèses d’opportunisme et de maximisation de l’intérêt individuel. C’est ce qui conduit Uzzi et Lancaster (2003) à leur substituer des logiques de confiance et de coopération182. Ils parviennent ainsi à montrer en quoi s’appuyer sur les interactions et le réseau social pour réduire l’incertitude permet non seulement d’intégrer à l’analyse des informations qui ne peuvent être obtenues autrement (par exemple concernant des projets), mais également comment cela influe sur la qualité des informations obtenues grâce à l’établissement potentiel de relations de confiance.

C’est ce qu’illustre l’analyse de Ferrary (1999) portant sur le financement des brasseries aveyronnaises à Paris dans les années 1980. Il compare l’attitude de deux banques différentes : l’une utilisant des techniques de mesure du risque « objectives » par le scoring, l’autre se basant sur le fait que 80 % des cafetiers et des personnes travaillant dans l’univers des brasseries sont originaires de l’Aveyron. L’évaluation de la qualité des emprunteurs dans la seconde banque s’est faite en s’insérant dans les réseaux sociaux de manière à avoir accès à des informations inaccessibles à une personne extérieure à cette communauté (concernant non seulement le sérieux de l’emprunteur, mais également ses relations maritales, voire son lien avec la boisson). La stratégie mise en œuvre a consisté pour les banquiers à s’intégrer à cette communauté, intégration favorisée par le recrutement de banquiers aveyronnais. Ferrary décrit alors des évaluations de demandes de crédit pour lesquelles le banquier ne regardait pas les bilans, car il connaissait les familles ou bien parce qu’il se contentait de la caution de tel ou tel grossiste important dans la communauté. Michel Ferray constate finalement la supériorité de la stratégie intégrant le réseau social sur celle basée sur le scoring : la première banque a perdu de l’argent alors que la seconde finance aujourd’hui le fleuron des brasseries parisiennes.

Il apparaît donc qu’une fois l’investissement initial réalisé pour s’insérer dans le réseau social, la banque bénéficie de deux avantages majeurs. D’une part, les emprunteurs de bonne et de mauvaise qualité sont aisément distinguables grâce à leur réputation au sein de la communauté. D’autre part, la communauté d’intérêt entre les emprunteurs, la banque et la communauté aveyronnaise incite chacun à respecter ses engagements pour ne pas perdre sa réputation. On retrouve donc en partie les thèses d’Okun à la différence essentielle que la réputation n’est pas assimilée à une information objective.

Il ressort de ce bref aperçu sociologique que si les relations de long terme entre banquiers et emprunteurs sont privilégiées, ce n’est pas seulement en raison des modalités de réduction de l’incertitude considérées par les modèles de l’économie bancaire. Ceux-ci ne perdent pas pour autant toute pertinence mais les éléments qu’ils mettent en exergue ne peuvent être tenus pour suffisants afin de comprendre les mécanismes à l’œuvre. Que ce soit pour réduire l’incertitude ex ante ou ex post, il apparaît que la mobilisation du réseau social et de la confiance au travers de relations de long terme s’avère jouer un rôle déterminant.

Notes
179.

 L’analyse des théories sociologiques présentées ici a été menée en collaboration avec Lazarus dans le cadre d’une revue de la littérature réalisée pour la Mission de la Recherche de La Poste en 2005 (Gloukoviezoff & Lazarus, 2005).

180.

 Étude basée sur des interviews de banquiers de 16 banques de Chicago, sur un échantillon de 2 400 entreprises et sur des statistiques nationales de 1989 et 1993 concernant le financement des petites entreprises.

181.

En 2005, en France, les femmes porteuses d’un projet de création d’entreprise connaissent un taux de refus de crédit bancaire supérieur de 30 % à celui connu par les hommes.

182.

 « These relationships create behavioural expectations that are considered irrelevant in the atomistic view of transacting and market learning because they shift the logic of opportunism to a logic of trustful cooperative behavior in a way that creates a new basis for knowledge transfer and learning across firm boundaries (Uzzi 1997, Arrow 1998) » (Uzzi & Lancaster, 2003).