A. « Marché jugement » et « marché prix »

Karpik (1989) prend pour objet d’étude le marché des avocats en France. Il montre qu’en dépit de la difficulté pour les clients d’observer la qualité du prestataire, les conclusions d’Akerlof (1970) ne se réalisent pas. Contrairement à ce qui se passe pour la qualité des voitures d’occasion, la qualité des services juridiques ne s’abaisse pas au cours du temps. Au contraire, la qualité moyenne s’est même accrue et les innovations, bien que coûteuses et risquées, se sont avérées être des atouts dans la lutte concurrentielle. Pour Karpik, « cette anomalie manifeste en fait les limites d’un point de vue qui ne s’intéresse à l’incertitude de la qualité que pour identifier ses effets sur la formation des prix ou sur la structure du marché alors qu’elle manifeste, en toute généralité, un mode de régulation distinct et concurrent de celui du prix » (Karpik, 1989, pp. 202-203).

Analysant ce mode de régulation distinct du prix, il met notamment en lumière l’importance du « réseau échange » pour surmonter l’asymétrie d’informationex ante. Le choix de l’avocat se fait en s’appuyant sur les recommandations de connaissances en qui la personne a confiance. Il souligne également l’importance capitale de la confiance183 pour permettre la coopération et la durabilité de la relation dans la mesure où le client est rarement en mesure d’évaluer la pertinence de l’action de l’avocat.

Sur le marché des services juridiques où la prestation délivrée est marquée par sa singularité et donc son hétérogénéité, l’échange s’ordonne principalement autour d’une logique de qualité et non de quantité. Ainsi, ce qui permet la coordination n’est plus le calcul et le prix, mais le jugement184 et la confiance. Fort de ces observations, Karpik distingue deux idéaux-types de marché qui dépendent des propriétés de l’objet échangé : le « marché prix » et le « marché jugement ».

Le « marché prix » correspond au marché de la théorie économique standard : l’ajustement entre offre et demande se fait par les prix car les acteurs sont désocialisés et intéressés, et car les marchandises sont des biens homogènes dont les propriétés ne changent que lentement. Les prestataires sont ainsi interchangeables et la conformité de la prestation avec ce qui a été préalablement promis, est aisément vérifiable y compris par un tiers (la justice).

Sur le « marché jugement », la différenciation entre les biens se fait par la qualité. L’hétérogénéité s’explique par la diversité et l’incommensurabilité des critères retenus de qualification de la qualité de la prestation : la compétence bancaire, le dévouement aux intérêts du client, l’aptitude à l’écoute, etc.185. Les choix économiques ne peuvent se faire que par le recours au jugement dont la validité dépend des mécanismes permettant de réduire l’incertitude (réseau social et confiance). Karpik distingue ainsi quatre traits généraux des « marchés jugement » :

  1. La qualité des biens et services échangés est liée à leur singularité ce qui explique leur hétérogénéité.
  2. La qualité est la variable primordiale pour le client car il estime que seule la singularité de la prestation peut le satisfaire.
  3. Il existe une incertitude sur la qualité qui pèse sur la formation et la continuité de l’échange.
  4. Dans la mesure où le prix occupe une place secondaire dans la prise de décision des clients, il correspond à une « contrainte externe dont la force varie selon les acheteurs » (Karpik, 1998, p. 1055).

Il est cependant indispensable d’insister sur le fait qu’il existe un continuum de situations entre les deux formes polaires que sont les « marché prix » et « marché jugement ». Leur importance relative varie selon l’imprévisibilité de l’activité exercée par le mandataire, principalement due à sa singularité, et la priorité assignée par le mandant à la qualité du service rendu. « Il ne s’agit évidemment pas d’opposer la quantité et la qualité, et encore moins, de prétendre que la concurrence par les prix a disparu… Il s’agit d’enregistrer une autre pondération de ces critères dans la coordination des actions et dans la production de règles » (Gadrey, 2002, p. 6).

Ainsi, alors que le marché du crédit tel qu’il est conceptualisé dans le cadre des modèles économiques précédemment présentés semble particulièrement éloigné de ces critères, il n’en va pas de même au sein des approches de sociologie économique retenues : les modalités de réduction de l’incertitude correspondent au réseau social et à la confiance. Il semble donc pertinent de s’interroger sur l’articulation potentielle de ces deux types d’analyse.

Notes
183.

 Il s’agit à la fois d’une confiance horizontale et interpersonnelle entre avocat et client et d’une confiance verticale ou impersonnelle dans la mesure où elle dépend de l’articulation de contrats, de réglementations et d’obligations publiques. Nous revenons sur la question de la confiance au sein du chapitre 6.

184.

 Karpik définit le jugement de la manière suivante : « On nomme jugement cette opération complexe qui s’enracine dans une singularité plus ou moins partagée pour intégrer des critères d’évaluation hétérogènes et redéfinir corrélativement les attributs pertinents des personnes et des biens » (Karpik, 1998, p. 1050). Cette définition est tout à fait compatible avec celle de Knight que nous avons retenue.

185.

 Cette liste correspond à celle énoncée par Karpik (1998) au sujet des avocats ; nous l’avons adaptée à la problématique bancaire.