Conclusion du chapitre 4

L’étude des travaux portant sur les relations de crédit nous a permis de mettre en lumière leurs apports et limites en matière d’incertitude et de risque. Stiglitz et Weiss (1981) ont posé les bases de cette analyse en montrant que le « marché du crédit » ne pouvait être régulé par les prix contrairement aux enseignements de la théorie néoclassique. Il s’agit donc d’un échange portant sur un bien spécifique. Cette spécificité tient selon eux aux liens entre les caractéristiques du crédit (son taux d’intérêt) et sa qualité (le niveau de risque du crédit). Ils identifient ainsi deux difficultés auxquelles sont confrontés les prêteurs : la sélection adverse et l’aléa moral.

C’est à partir de ces bases que se sont développés les travaux qui ont suivi. Ces modèles de l’économie bancaire ont un double objectif : réduire le risque de sélection adverse, c'est-à-dire permettre aux prêteurs de sélectionner leurs emprunteurs (passer d’un rationnement indifférencié à un rationnement sélectif) et réduire le risque d’aléa moral lié au comportement potentiellement opportuniste de l’emprunteur. Ils mettent en lumière les bienfaits d’une inscription dans la durée des relations de crédit. Les modalités diffèrent selon les courants théoriques cependant elles ont en commun de s’appuyer sur une meilleure calculabilité du risque grâce au surplus d’information apporté par le long terme et une plus grande crédibilité des mécanismes incitatifs ou implicites mis en place.

Toutefois le raffinement progressif de ces modèles les conduit à intégrer progressivement des éléments sociaux extérieurs comme la réputation ou la hiérarchie parfois au prix d’hypothèses faisant perdre la cohérence de leurs modèles. Ainsi en est-il du modèle d’Okun (1981) qui considère la réputation comme une évaluation objective et non comme un jugement. Le besoin d’intégrer ces éléments prend davantage de sens grâce à l’analyse menée par les sociologues de la relation de crédit. En effet, ceux-ci soulignent que le calcul n’est pas le seul mode de réduction des risques auxquels sont confrontés les prêteurs. Le recours aux interactions, au réseau social et donc à la confiance sont des pratiques courantes lors des opérations de crédit. L’inscription dans le long terme accroît également l’efficacité de ces mécanismes en permettant l’accès à une information plus variée et de meilleure qualité.

Au sein des modèles de l’économie bancaire ou des analyses issues de la sociologie économique, l’incertitude porte principalement sur le comportement de l’autre. Pourtant, la structuration du marché du crédit qu’ils décrivent fait écho aux analyses de Karpik (1989) au sein de l’économie de la qualité. Pour lui, cette structuration s’explique également par la présence d’une incertitude portant sur « l’objet » de l’échange. Cette seconde source d’incertitude que nous avions identifiée de manière implicite chez Stiglitz et Weiss est ignorée par les modèles économiques étudiés en raison des hypothèses qu’ils retiennent et par les sociologues en raison de leur volonté de répondre, certes différemment, aux questionnements des économistes sur la sélection adverse et l’aléa moral. Il est pourtant essentiel de la considérer. En effet, au travers de l’incertitude sur le produit qui découle de son opacité, c’est la question de sa singularité qui est posée et donc de son adéquation aux besoins du client. C’est là le cœur des difficultés bancaires que rencontrent les personnes confrontées au processus d’exclusion bancaire.

La singularité du produit, ici le crédit, s’explique par son encastrement dans des pratiques sociales et des systèmes de valeurs multiples. Ainsi, le recours au calcul, s’il est efficace pour réduire certains aspects de l’incertitude comportementale, ne l’est pas pour l’incertitude liée à la singularité du produit. De plus, la mobilisation des interactions et du réseau social, si elle est efficace contre le premier type d’incertitude, présente l’avantage de l’être également contre le second. Dès lors, il apparaît nécessaire de dépasser les analyses du crédit que nous avons présentées afin de nous doter d’une grille d’analyse spécifique permettant de saisir les sources d’incertitude auxquelles sont confrontées les banques de détail et leur clientèle de particuliers.

Pour cela, il convient de définir précisément ce qui est échangé dans la mesure où la nature de ce « bien » est source d’incertitude. Nous préfèrerons donc l’étude de la prestation de services bancaires à celle de la relation de crédit. Ce changement d’optique permettra de saisir précisément quels sont les différents types d’incertitudes présents et alors de comprendre de quelles manières peuvent être articulés calcul et jugement et quelles sont les contraintes qui pèsent sur ce choix.