B. Une relation sociale et une relation de pouvoir

Gadrey définit le copilotage comme une relation sociale de contrôle et de régulation de l’action. Par « relation sociale », il considère l’« action réciproque des uns en direction des autres, les uns orientant leur action en tenant compte du comportement des autres ou au moins en présupposant chez les autres une attitude déterminée à leur égard (Weber 1971, p. 22) » (Gadrey, 1994b, p. 382). La qualité de ces relations est donc sensible à des éléments généralement ignorés par l’économie comme la sociabilité, les échanges de civilités, etc., mais qui peuvent jouer un rôle déterminant dans la qualité de la prestation223. Mais les relations de service ne sont pas seulement des relations sociales, elles sont également des relations « de contrôle et de régulation de l’action » autrement dit des relations de pouvoir et potentiellement un espace de conflit.

Une relation de pouvoir est une relation où l’action des uns (i) est orientée vers le comportement des autres (j) « afin d’influer sur le comportement de j dans un sens jugé le plus favorable possible par i. Cette action se fonde 1) sur les positions et statuts sociaux respectifs de i et j, 2) sur la plus ou moins grande inégalité des ressources (économique, symbolique, connaissance experte) qu’ils peuvent mobiliser pour influer sur les autres, et, 3) sur une situation concrète marquée par le degré de prévisibilité des comportements respectifs et par la capacité plus ou moins grande de chacun d’intervenir sur l’objet […] du service (ou de construire le problème […] à résoudre) » (Gadrey, 1994b, p.386). Relations « de contrôle et de régulation de l’action », les relations de service sont donc marquées par la volonté du client et celle du banquier d’influencer le processus de production de la prestation afin que le résultat les satisfasse. Cette possibilité existe en raison de la singularité de la situation du client : il n’existe pas de réponse standard a priori. Chaque partie tente donc d’exercer son influence sur la « zone de flou » relative à la définition du produit.

La définition du pouvoir que nous avons retenue n’implique pas obligatoirement que l’une des parties ait la volonté de manipuler l’autre à son insu. Ce peut être le cas, mais cette définition inclut également les situations où chaque partie fait valoir ses arguments dans le but de convaincre l’autre de modifier son point de vue, en l’absence de toute situation conflictuelle (encadré 33).

Encadré 33 : Les formes du pouvoir
Bien que nous ne développions pas cette grille de lecture au cours de cette thèse, il est utile de préciser que le pouvoir, tel que nous l’avons défini à la suite de Weber et Gadrey, recouvre différentes réalités articulées que distingue Pierre Dockès (1999, 2000).
Dockès distingue le pouvoir de marché, le pouvoir communicationnel et la coercition. Nous laissons de côté le troisième pour préciser ce à quoi correspondent les deux autres. Le pouvoir de marché correspond à l’exercice du pouvoir d’achat dans le cadre d’asymétries portant quant aux conditions économiques qui président à cette transaction. Ainsi, l’impossibilité pour le demandeur de s’adresser à un autre offreur sans subir un coup disproportionné, confère à l’offreur un pouvoir de marché.
Le pouvoir communicationnel porte sur la dimension informationnelle de la transaction. Les asymétries d’informations peuvent ainsi conférer à l’une ou l’autre des parties un pouvoir communicationnel. Par exemple, le fait de connaître le prix de réserve de l’autre partie offre un pouvoir de négociation. De même, la capacité de conviction voire la manipulation ou la séduction participent également de ce pouvoir communicationnel.
Dans le cadre de la prestation de services bancaires, ces différentes formes de pouvoir sont en interaction. Elles sont en faveur de la partie qui dispose d’un avantage en termes de capital financier et humain, et pour qui le cadre institutionnel de l’échange est favorable.
Ainsi, les clients faisant face à des difficultés économiques ou sociales disposent souvent d’un pouvoir d’achat limité et de peu d’alternatives quant au prestataire (faible pouvoir de marché). De plus, ils savent souvent moins que le banquier quelles sont les réponses bancaires les plus adaptées à leurs besoins (faible pouvoir communicationnel). En dépit de cette description générale, nous verrons que ces clients ne sont cependant pas dépourvus de toute forme de pouvoir.
Dockès distingue également le pouvoir de l’autorité considérant celle-ci comme un « pouvoir institué ». Se développant le plus souvent au sein d’une organisation, l’autorité correspond à la capacité à faire exécuter un commandement. Au sein des entreprises comme les établissements de crédit, le socle en est le pouvoir de marché (la crainte de se faire licencier) mais il est complété par un ensemble d’éléments (pouvoir communicationnel, coercition, micro-dispositifs destiné à discipliner l’action, légitimité due à l’apparente efficience au regard des fins, etc.). De ces différents éléments découlent une « convention d’obéissance » qui permet la stabilité dans le temps de l’autorité. Nous verrons que l’autorité a des effets sur l’exercice de l’expertise du banquier au sein du copilotage.

La relation de service est donc un mode de coordination qui recourt aux interactions pour réduire l’incertitude portant sur la qualité du résultat. Cela suppose la spécialisation du banquier et la participation du client. La qualité du copilotage est alors dépendante de la qualité du jugement des acteurs et de la répartition de leur pouvoir de négociation. La qualité de la transformation est donc également source d’incertitude.

Notes
223.

 En anticipant sur la partie suivante, il est possible de souligner que les réticences de certains clients à venir avertir leur banquier de la survenue de difficultés s’expliquent parfois par l’attitude hautaine et méprisante de ce dernier. Cette violence symbolique s’inscrit pleinement dans cette catégorie d’éléments relatifs à la sociabilité.