A. Knight, le jugement et l’opportunisme

La question de la coordination entre les acteurs de la relation de crédit est abordée au sein des modèles de l’économie bancaire présentés, d’une manière qui évacue les interactions pouvant la permettre. Plus précisément, le problème est résolu « grâce » aux hypothèses retenues : l’hypothèse d’opportunisme des acteurs, et celle qui veut que les agents exploitent au mieux l’information disponible et forment des anticipations homogènes dès lors qu’ils partagent la même information.

En raison de l’hypothèse d’opportunisme, il est nécessaire de fixer ex ante les conditions qui conduiront les acteurs à tenir leurs engagements. La relation telle qu’elle se déroule ensuite n’a pas d’effets, elle découle des conditions initiales. Le comportement des acteurs ne dépend pas des interactions composant la relation bancaire mais seulement de ses caractéristiques objectives. Si cette forme de coordination est possible, c’est en raison de la seconde hypothèse sur l’homogénéité des anticipations.

Cette hypothèse permet d’anticiper le comportement de chaque personne lorsque les informations auxquelles elle a accès sont connues. Comme le souligne Rivaud-Danset (1996), « dans le contrat de long terme, il n’est plus possible à l’une des parties d’ignorer les actions de l’autre, chaque partie respectant le contrat implicite dès lors qu’elle pense que les actions de l’autre se conformeront à ses attentes » (p. 951). Il s’agit là d’une hypothèse extrêmement forte dans la mesure où elle suppose d’ignorer la diversité des éléments qui peuvent être sources d’hétérogénéité dans la conception du futur, et donc, dans la formation des anticipations. Si l’on abandonne cette hypothèse, il est à nouveau possible d’interroger les interactions entre client et banquier et ainsi d’analyser l’incertitude portant sur l’output.

En se référant aux travaux plus anciens de Knight (1921), il apparaît que l’incertitude peut être expliquée par le caractère inobservable ex ante et hétérogène des capacités de traitement de l’information de chacun des contractants. C’est l’ignorance que chacun a de la capacité de l’autre à réaliser des anticipations qui engendre une incertitude sur la qualité de l’autre partie. Ainsi, « l’emprunteur, quelle que soit sa volonté de communiquer, peut être dans l’impossibilité de construire une représentation du futur qui permette à lui-même et a fortiori au prêteur d’évaluer, avec confiance , la rentabilité prévisionnelle de son projet. Au principe de l’information incomplète d’une des parties par défaut de communication, se substitue dans ce cas celui de l’incertitude communément partagée » (Rivaud-Danset, 1995, p. 239).

La prévision réalisée par les acteurs comporte alors deux dimensions qu’il faut distinguer : la formation d’un jugement et l’évaluation de sa qualité c'est-à-dire la confiance que la personne accorde à son propre jugement (Moureau & Rivaud-Danset, 2004). Il n’est ainsi pas nécessaire pour fonder l’incertitude « de postuler des principes extérieurs à la construction théorique initiale, tels que l’opportunisme des agents économiques ou l’existence d’intérêts divergents (entre le principal et l’agent) » (Rivaud-Danset, 1995, p. 230). Elle prend sa source dans la singularité des capacités de jugement des acteurs et l’impossibilité pour autrui de les observer ex ante. De même, l’aversion différenciée au risque présente dans certains modèles peut s’expliquer par les différences de confiance que les personnes accordent à leur propre jugement (Rivaud-Danset, 1995).

Ce changement de cadre d’analyse permet de considérer les incertitudes présentes dans la production de l’output (la transformation) sans se priver des effets potentiellement utiles des interactions entre client et banquier. Cela réhabilite les interactions car, « en raison des capacités différenciées d’interprétation des informations disponibles et d’anticipation, la séquence état de l’environnement chargé en information-anticipation-décision-action-résultat ne peut plus se réduire à la séquence environnement-action-résultat » (Rivaud-Danset, 1996, p. 944).

La succession des interactions est potentiellement source de confiance, d’une amélioration de la qualité du jugement du client et du banquier, et de l’émergence d’un cadre d’échange commun permettant l’ajustement entre les deux parties. On retrouve donc une des hypothèses guidant ce travail : la qualité des interactions a un effet direct sur la prise de décision des acteurs, à la fois en permettant d’évaluer et de réduire le niveau de risque. Toutefois, ces interactions ne sont pas exemptes de difficultés.