Chapitre 7. La modernisation ambivalente de la banque de détail

Introduction chapitre 7

La banque telle que nous la connaissons depuis le milieu des années 1980 est souvent qualifiée de « banque moderne » et d’« industrie bancaire ». Les deux sont liées : modernisation et industrialisation sont implicitement prises pour synonymes. Cette équivalence est discutable.

Elisabeth Brun-Hurtado (2005) invite à la modération quant à l’utilisation du concept de « modernisation bancaire » souvent mobilisé par des chercheurs ou des consultants de manière excessive au regard des évolutions connues par la banque. En effet, cette dernière n’est pas figée. Elle s’adapte en permanence à son environnement de manière plus ou moins efficace et plus ou moins progressive. Au cours du XXe siècle, Brun-Hurtado explique que deux phases de modernisation ont déjà eu lieu : la mise en place des institutions de régulation du secteur bancaire à la suite de la Seconde Guerre Mondiale et la bancarisation massive de la population et l’introduction de l’informatique au début des années 1960. Les évolutions observées à partir du milieu des années 1980 (la généralisation de l’outil informatique, la complexification et la diversification des produits proposés, l’intensification de la concurrence, etc.) peuvent-elles être considérées comme constituant la troisième phase de modernisation ?

à l’instar de David Courpasson (1995a et b, 2000), Brun-Hurtado répond par l’affirmative. Tous deux soulignent pour étayer leur réponse que ce n’est pas simplement le développement des technologies et de la concurrence qui permet de parler de modernisation bancaire, mais bien davantage les changements intervenus quant aux modes de régulation de l’activité bancaire. Ceci se développe au travers du rapport au marché de l’établissement de crédit, de l’organisation de son réseau commercial, ou des compétences de ses salariés – Brun-Hurtado insistant de plus sur la dimension internationale de ces changements. Si nous partageons leur constat, est-il pour autant légitime d’assimiler cette « modernisation » à une « industrialisation » de l’activité bancaire ?

Préalablement, il est nécessaire de préciser de ce dont il est question lorsque l’on parle d’industrialisation tant ce terme est chargé sémantiquement. Gadrey (1996) propose de définir la rationalisation industrielle ou industrialisation comme « un processus au cours duquel une catégorie d’organisation n’appartenant pas au monde industriel tend à se rapprocher de ce dernier, au moins sur certains plans jugés significatifs » (p. 309). Il est alors possible de reformuler notre interrogation précédente. La phase de modernisation bancaire ayant eu lieu depuis le milieu des années 1980 a-t-elle rapproché cette activité d’une activité industrielle sur des plans significatifs comme la nature du produit (un bien tangible), son mode de production (organisation mécaniste), et son mode d’évaluation (productivité et quantification) ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de réinterroger les évolutions connues par la banque de détail ainsi que leurs enjeux mais cette fois en les confrontant à la question de l’incertitude. En effet, les caractéristiques de la prestation de services bancaires permettent de réduire celle portant sur la qualité de l’output ou de l’outcome selon qu’elles s’apparentent à une relation de service ou qu’elles empruntent aux méthodes de consolidation. Ce chapitre entend donc comprendre dans quelle mesure la prise en compte de la maîtrise de l’incertitude éclaire plus complètement l’activité bancaire telle qu’elle est aujourd’hui, et d’en souligner les éléments de continuité et de rupture par rapport aux périodes précédentes. Plus précisément, nous entendons mettre en question le bouleversement des logiques d’action à l’œuvre au sein des établissements bancaires. Ce bouleversement s’apparente selon nous à un renouvellement du paradigme bancaire, où l’introduction concomitante du marketing et des nouvelles technologies de l’information aboutit à une « révolution quantitative » préférant la consolidation au jugement pour réduire l’incertitude.

Dans ce but, il convient dans un premier temps d’analyser l’organisation de la banque de détail telle qu’elle existait depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’au tournant des années 1980. En effet, la relation bancaire s’y apparente à une relation de service mais elle montre ses limites avec la survenue de ce qu’il était convenu d’appeler alors la « crise économique ». C’est à ce moment-là que se produit selon nous un changement de paradigme au sein de l’activité bancaire (section 1).

Dans un second temps, nous analyserons les effets des outils de cette « révolution » (scoring, datamining et segmentation). Pour cela, nous nous pencherons sur le mode de rapport au marché privilégié (autrement dit le mode de réduction des incertitudes) mais également sur la définition de l’activité des banquiers et de leurs relations avec leur employeur. Cela nous permettra de montrer les limites de la quatrième phase de « modernisation bancaire » notamment en termes d’industrialisation de la prestation de services bancaires (section 2).