B. Le discours marketing comme nouveau dogme

Chacune de ces trois grilles de lecture se concentre sur un élément qui est évidemment en relation étroite avec les deux autres. La place croissante du marketing est allée de pair avec les objectifs d’amélioration de l’efficience organisationnelle et la tentative d’inculquer une culture de la vente à chaque membre de l’organisation. Toutefois, privilégier la troisième grille de lecture présente à nos yeux deux avantages inestimables.

Le premier est que cela permet de comprendre comment les évolutions organisationnelles et culturelles influent sur la nature de la prestation. En considérant l’acte de vente, et plus largement la prestation de services bancaires, comme l’aboutissement d’un processus complexe d’évaluation et de communication avec les clients, il est possible de mettre en lumière de quelles manières l’organisation corsète la relation qui s’établit entre le banquier et le client. La place croissante du marketing conduit à transformer le mode de connaissance et de mise en relation de l’entreprise et de ses salariés avec la clientèle.

Le second avantage tient au fait que le discours marketing s’articule très directement avec le troisième choc auquel sont confrontées les banques : le choc technologique. Ces nouvelles technologies de l’information – aussi efficaces soient-elles – ne sont que des outils. Leur influence sur la nature de la prestation de services bancaires n’est pas prédéterminée. C’est le discours marketing qui leur donne sens.

Ainsi, « parler d’un "impact" du progrès technique sur le devenir des banques ne signifie pas pour autant que les mutations technologiques se soient imposées à elles comme des évènements purement extérieurs » (Grafmeyer, 1992, p. 100). Les banques ne sont pas simplement victimes des progrès de l’informatique qui rendent notamment possible le développement des marchés financiers et la désintermédiation. Elles en sont également des acteurs majeurs tant ces nouveaux outils leur ouvrent des perspectives pour atteindre leurs principaux objectifs fixés par le discours marketing.

Mais quel est donc ce « discours marketing » ? Leyshon et Thrift (1999) expliquent que « this marketing discourse has made firms more attentive to the supposed financial "needs" of consumers. Those firms which best attend to such need will therefore be the most successful, "because in competitive markets where ‘sovereign’ consumers can make informed ‘choices’, those companies which respond to ‘needs’ will necessarily be profitable as a result" (Knights et al., 1994 : 43) » (p. 349)250.

L’efficacité économique des établissements bancaires dépend donc de leur faculté à définir précisément quels sont les besoins de consommateurs théoriquement correctement informés et privilégiant les prestataires qui leur apportent des réponses adaptées. Les technologies de l’information jouent ici un double rôle. D’un côté, elles doivent permettre aux experts du marketing de définir ces besoins à partir de l’analyse des informations rassemblées dans les bases de données des banques. De l’autre, elles en assurent la distribution (par le biais d’automates ou d’Internet par exemple) ou le bon fonctionnement (les systèmes centralisés de gestion des opérations bancaires). De plus, et c’est là un point essentiel, de la même manière qu’elles permettent d’évaluer les besoins des clients, elles sont également censées résoudre une difficulté spécifique à l’activité bancaire : l’évaluation du risque du client.

En d’autres termes, les technologies de l’information doivent permettre aux experts du marketing de segmenter les clients en fonction de leurs besoins préalablement définis et de leur niveau de risque anticipé, pour que la banque puisse leur proposer une prestation de services économiquement performante.

La place donnée à ces technologies et donc aux connaissances codifiées est extrêmement forte au sein du secteur bancaire, ce qui le distingue d’autres secteurs économiques. En effet, l’intérêt pour la « connaissance » et son management est généralement lié à d’autres concepts managériaux comme l’apprentissage et les savoirs tacites. Dans le cadre bancaire, le pouvoir d’expertise est censé découler de la qualité des programmes informatiques analysant les bases de données. Ainsi, Yves Grafmeyer (1992), à la suite d’entretiens réalisés à la fin des années 1980, note que « les informaticiens sont plutôt enclins à considérer que le réseau commercial est surtout chargé d’écouler auprès de la clientèle les produits de l’activité bancaire. Ils lui reconnaissent certes un rôle important et conviennent de la nécessité d’une concertation, puisque, comme dit l’un d’entre eux, "il faut bien que nous vendions notre camelote". Mais c’est bien le centre administratif qu’ils voient au cœur de cette fonction de production, et c’est à eux plus particulièrement qu’il incombe de l’optimiser, en liaison avec les dirigeants de l’entreprise » (p. 132).

Notes
250.

 Pour un aperçu du discours marketing en France, voir Tournois (1989), Zollinger (1992), Badoc et al. (2000), Badoc (2004), Zollinger et Lamarque (2004), et Lafitte (2005).