A. Le banquier : du conseiller au commercial

Confrontées à la nécessité de rentabiliser les relations établies avec leur clientèle de particuliers, les banques ont redéfini l’activité de leurs salariés en agence. Désormais, il faut vendre ! Il ne s’agit plus d’attendre que le client sollicite un produit ou de se satisfaire de l’acquisition d’un nouveau client. Il faut faire fructifier son fonds de commerce, c'est-à-dire « équiper » les clients au-delà même de leurs demandes, et s’assurer que les nouvelles relations établies correspondent aux objectifs économiques de l’entreprise. Dans le but d’atteindre ces objectifs, la gestion par l’organisation de l’activité de ses salariés a considérablement évolué au cours des années 1980 et 1990.

L’introduction des nouvelles technologies de l’information et du discours marketing a conduit à privilégier l’évaluation du client par les systèmes de scoring au détriment du jugement des banquiers. Cette modification de la connaissance mise en œuvre s’est également traduite par une spécialisation des banquiers selon des segments précis de clientèle et non plus selon des territoires (Courpasson, 1995a et b, 2000). Ils se retrouvent alors en charge d’un portefeuille de clients aux profils homogènes qu’il leur faut rentabiliser. Si les contacts directs avec la clientèle ne disparaissent pas, ils ne sont plus recherchés comme principale source d’information de la banque. « Il s’agit d’un mode gestionnaire de « dé-localisation » au sens de Giddens [1994], c'est-à-dire de remplacement des « contextes de coprésence » par des interactions plus distantes, moins médiatisées et moins fréquentes (la diminution de la fréquence des visites et des rendez-vous est un objectif d’accroissement de productivité dans l’agence) » (Courpasson, 2000, p. 172). D’ailleurs, la moindre importance de la connaissance interpersonnelle, et même son caractère jugé néfaste, se traduit par une mobilité accrue des commerciaux. Tous les deux à trois ans, ils doivent changer d’agence perdant ainsi leur réseau social… ou regagnant neutralité et indépendance selon le point de vue retenu.

Se met également en place un fonctionnement par campagnes commerciales. Ainsi, durant quinze jours à un mois, les banquiers doivent vendre en priorité un produit précis et voient leurs résultats individuels et au niveau de l’agence, comparés aux autres banquiers et agences sous la forme d’un challenge avec des récompenses pour les meilleurs. Cette évaluation par rapport au nombre de quasi-produits vendus (output) ne se limite pas aux campagnes commerciales. C’est l’ensemble de l’activité des banquiers qui se voit objectivée par une évaluation basée sur le fait d’atteindre des objectifs de vente par produits, fixés en début d’année. Dans tous les réseaux bancaires, les salariés doivent désormais réaliser des quotas de vente dont la réussite ou non fait varier leur rémunération260. En effet, la « part variable » ou les primes qui constituent le revenu individuel sont désormais fonction de la performance commerciale de chacun261.

Ces différentes évolutions réduisent les possibilités pour le banquier de définir librement un intérêt commun avec son client. En privilégiant une connaissance codifiée de segment plutôt que sa connaissance personnelle et relationnelle des « marchés concrets » et en évaluant son efficacité sur des critères de court terme (les ventes, l’output), l’organisation déresponsabilise et délégitime le banquier à l’égard de son client (Courpasson, 2000). Non seulement il n’est plus celui qui dit ce qu’il est possible de faire ou non dans la mesure où ce sont les systèmes de scoring qui outillent sa décision, mais, de plus il n’est pas évalué en fonction de la qualité du résultat de la prestation pour le client (l’outcome ). Le banquier passe ainsi du conseiller qui détient un savoir spécifique et une vaste autonomie de décision, au commercial dont la finalité principale est la vente et dont les décisions sont fortement encadrées ne laissant que très peu de marge de manœuvre pour permettre le copilotage. Cette transformation de son rôle place ainsi le banquier au cœur d’une tension entre les exigences de son employeur en termes de qualité de l’output et celles de « ses » clients en termes de qualité de l’outcome.

Notes
260.

 Seul le Crédit Mutuel ne pratiquait pas de la sorte en 2008, cependant, les résultats commerciaux, s’ils n’affectaient pas mécaniquement une partie de la rémunération, étaient fortement pris en compte pour l’évolution de carrière des salariés.

261.

En dépit de l’influence sur le résultat individuel du travail collectif fourni au sein de l’agence.