C. Les limites de l’industrialisation : output et outcome

L’adoption d’une organisation mécaniste de la phase de transformation de la prestation de services suppose que les systèmes de scoring soient en mesure de définir les besoins des clients et d’y faire correspondre un quasi-produit précis. Dans ce cas là, le banquier n’aurait qu’un rôle de secrétariat qui consisterait à saisir informatiquement la demande du client lorsque la machine n’aurait pas été capable de la définir a priori – possibilité présente dans le discours marketing –, et à informer le client du quasi-produit qu’il peut ou non acheter. Aujourd’hui, tout cela n’est que de la science-fiction.

Cependant le « produit » de la prestation de services bancaires considéré ne se limite pas à l’output, c'est-à-dire la vente d’un quasi-produit, il correspond également à l’outcome et donc aux effets de la prestation pour le client. Dès lors, selon la priorité qui est donnée à la qualité de l’un ou l’autre, les possibilités d’industrialisation ne sont pas les mêmes.

Si la banque se focalise sur l’output, le recours aux systèmes de scoring peut apparaître comme une méthode efficace. En effet, ces outils permettent à la banque de contrôler relativement précisément le niveau de risque auquel elle s’expose et ce à moindre coût. Dans le cas d’un crédit à la consommation accordé à Monsieur Dupont, la banque ne sait pas si ce client précis la remboursera ou non, ce qu’elle sait par contre, c’est qu’il appartient à un segment de clientèle dont le niveau de risque est de x %. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant que cet emprunteur particulier rembourse, même si ce serait préférable, mais que, sur l’ensemble des crédits qu’elle a accordé, le taux d’échec constaté soit égal ou si possible inférieur à celui anticipé. S’il ne rembourse pas, cette perte serait alors couverte par la partie du taux d’intérêt relative au risque. Lorsque la priorité est donnée à l’output, ce n’est donc pas la destinée du client pris individuellement qui importe, mais l’efficacité de la méthode de sélection lorsque l’on considère l’ensemble des crédits. C’est ce type de méthode qui est appliqué par les établissements de crédit spécialisés (Cetelem, Cofinoga, etc.).

Toutefois, cette méthode est principalement efficace pour le prêteur et seulement si la satisfaction du client ne va pas au-delà du fait de s’être vu octroyer le crédit qu’il demandait. Si l’on abandonne cette focalisation sur l’output pour réintégrer l’outcome, la mécanisation de la prise de décision se heurte à un problème insoluble : la singularité des attentes et des situations des clients.

Si les systèmes de scoring ont une certaine efficacité pour évaluer le niveau de risque d’un client, leur capacité à définir précisément ses « besoins » laisse à désirer. En effet, ils ne sont pas en mesure de saisir la singularité de la demande, car les manipulations des bases de données ne permettent que de construire un « profil » du client. Bien sûr, cette « copie virtuelle simplifiée » du client se fonde sur des éléments réels : son statut social, sa situation financière, son historique comportemental (habitudes d’achat, historique de remboursement, etc.) ainsi que sur des comparaisons statistiques avec des clients au profil similaire. Cependant, elle permet seulement d’établir une correspondance avec un segment de clientèle aux attentes prédéfinies267. Il s’agit donc seulement d’une caricature plus ou moins réussie. Il n’est pas possible qu’il en découle mécaniquement une réponse précise aux attentes de cette personne.

Ces outils informatiques sont ainsi un moyen de « déblayer le terrain » pour le banquier. Ils lui donnent des informations pour typifier la demande du client – à l’instar de ce qui est fait dans le cadre de la rationalisation professionnelle. Cependant, ils ne peuvent se substituer totalement à l’interaction entre le banquier et le client principalement parce que ce dernier est acteur de la relation.

La dimension relationnelle de la prestation est alors le seul moyen d’intégrer la singularité des projets et désirs du client, de son rapport à l’argent, de ses connaissances bancaires, de son mode de communication, etc. Par l’implication du client dans la définition et la production de la prestation, elle favorise donc simultanément la réduction de l’incertitude à laquelle font face les deux protagonistes. Sans le développement d’une relation de service, l’un des quasi-produits essentiels pour le client ne peut se développer : le conseil.

Standardiser la prestation conduit à en supprimer la dimension relationnelle (Gadrey, 1996). Sans elle, il est quasiment impossible pour le banquier de conseiller son client dans la mesure où il ne le connaît qu’au travers des informations affichées sur son écran d’ordinateur et qu’il ne fait qu’appliquer les décisions des systèmes d’évaluation. Il peut d’ailleurs se retrouver en porte-à-faux face à des clients disposant de compétences bancaires et capables, au regard de leur situation, de contester la pertinence de la réponse standard préconisée. En effet, « le contrôle qu’ils [les clients] peuvent exercer sur les processus de prestation en modifie le déroulement et les effets, perturbant les normes et les règles que l’organisation de service pouvait songer à édicter pour standardiser sa production et industrialiser ses processus afin de vendre une gamme de "solutions à la recherche de problèmes" » (Gadrey, 1996, p. 287).

De plus, au-delà des signes de courtoisie auxquels les clients sont sensibles mais qui peuvent également être le fait d’un commercial sans aucune autonomie de décision, la dimension relationnelle permet de socialiser la prestation. Cela favorise la prise en compte de la situation réelle du client (sa charge émotionnelle, son degré d’urgence, etc.), et donc d’adapter les conseils du banquier et/ou l’explication de ses décisions qui sont d’autant plus pertinentes. Cette socialisation de la relation exerce une influence considérable sur l’établissement de la confiance et partant, sur l’appropriation par le client des conseils donnés par le banquier.

Il apparaît donc que l’industrialisation totale de la prestation de services bancaires n’est pas envisageable. Si tel était le cas, il n’y aurait plus de place pour le copilotage, et cela entraînerait une dégradation de la qualité du résultat. Cela pourrait avoir des effets dévastateurs pour les établissements bancaires dans la mesure où la fidélité de leurs clients, élément clef de la rentabilité des relations établies, dépend de leur satisfaction. La réponse passe donc par une articulation des différentes méthodes. En effet, relation de service et consolidation ne s’opposent pas. Elles se complètent même efficacement à condition de les articuler avec intelligence. Toutefois, il ne faut pas oublier deux éléments déterminants. D’une part, la relation de service est un mode coûteux de réduction de l’incertitude sur la qualité du résultat alors même que les banques sont soumises à des contraintes de rentabilité élevées. D’autre part, la satisfaction du client n’importe à la banque que dans la mesure où elle est rentable. L’articulation de ces deux modes de réduction de l’incertitude dépendra donc moins d’une volonté de satisfaire l’ensemble des clients, que de choix stratégiques où prime l’objectif de rentabilité 268.

Notes
267.

 Les clients sont regroupés en socio-styles qui désignent « des modèles de comportement, de pensée, de motivation et de conditions de vie différents, qui constituent une typologie décrivant la variété des styles de vie dans une population donnée. Le socio-style résulte d’une combinaison de variables comportementales, d’attitudes et de jugements, de motivations profondes, de sensibilités émotionnelles, de socio-démographie et de socio-économie . Il est plus riche que la notion américaine de "life style", essentiellement comportementale, et que le concept de "courant socio-culturel", essentiellement fondé sur la mesure des attitudes » (Lafitte, 2005, p. 78).

268.

 Évoquées au cours du chapitre 6, les différences entre les objectifs stratégiques des multiples réseaux bancaires ainsi que le rôle d’adaptation des règles organisationnelles par les banquiers sont traitées dans la partie III.