Conclusion du chapitre 7

Ce chapitre a montré en quoi la « modernisation » de la banque de détail française à partir du milieu des années 1980 résulte d’un changement dans la nature de la connaissance de marché utilisée pour réduire l’incertitude. Un système qui privilégiait une connaissance dérivée de la proximité relationnelle, le jugement , a été supplanté par un autre qui, par l’intermédiaire de l’utilisation des technologies de l’information, des bases de données et des logiciels, privilégie une connaissance virtuelle basée sur la consolidation.

Il s’agit d’un changement de paradigme dans la mesure où la logique à l’œuvre au sein de l’activité bancaire évolue radicalement. Elle passe d’une logique où le banquier était un conseiller entretenant des relations de proximité avec les « marchés concrets », à une logique où il devient un commercial et où il n’a de rapports qu’avec des « marchés segments » par l’intermédiaire de l’information accumulée dans les bases de données de la banque et analysée par les logiciels ad hoc. C’est cela la « révolution quantitative ».

Ces évolutions s’expliquent par la mise en difficulté, à partir des années 1980, d’un modèle extrêmement proche de la relation de service. Les évolutions de l’environnement dans lequel évoluent les banques, ont souligné avec acuité les limites de ce mode de réduction de l’incertitude lorsque les situations des personnes se révèlent si complexes qu’il est nécessaire de leur consacrer un temps conséquent et extrêmement coûteux. Dès lors, soumises à des contraintes de rentabilité croissantes, les banques ont préféré la consolidation au jugement. Ce changement a permis de répondre aux anciennes questions de manière efficace : les coûts sont réduits et l’exposition au risque de la banque est contrôlée plus finement, ce qui correspond aux exigences des règles prudentielles édictées par Bâle I puis Bâle II. Plus encore, cette transformation du mode de connaissance permettant l’accès au marché, déplace le pouvoir de la périphérie au centre de l’organisation. En effet, les banquiers en agence se voient dépossédés d’une large part de leur connaissance et de leur autonomie, devenant ainsi plus aisément contrôlables par leur employeur. Cela accroît « l’acceptation » par les salariés des objectifs de l’entreprise ainsi que l’homogénéité des décisions sur l’ensemble du réseau. L’homogénéisation des pratiques s’explique également par la plus grande difficulté pour le client d’influencer le banquier dans la mesure où sa prise de décision est en grande partie corsetée par les dispositifs techniques qui guident son action.

Ce constat permet de souligner à quel point il est nécessaire lorsque l’on analyse la relation qui s’établit entre un client et un prestataire, de s’intéresser également au cadre organisationnel de la prestation et à la relation entre le prestataire et son employeur. En effet, les dispositifs mis en œuvre conditionnent la réalisation de la prestation. Mais dès lors, dans la mesure où le rapport au marché se fait par l’intermédiaire des outils informatiques et où les banquiers voient leur activité contrainte par ces mêmes outils, pourquoi nous refusons-nous à parler d’industrialisation de la prestation de services bancaires ? Tout simplement parce que si ces outils informatiques se révèlent effectivement efficaces pour réduire l’incertitude portant sur l’output, ils ne la réduisent véritablement que pour la banque et ils se révèlent relativement inopérants pour l’incertitude sur la qualité de l’outcome.

Comme nous l’avons largement démontré au travers des chapitres précédents, la réduction de l’incertitude sur la qualité de l’outcome passe par la collaboration du banquier et du client. Il est nécessaire qu’ils parviennent à établir une relation de confiance et un langage commun afin de faire émerger un intérêt commun. C’est précisément ce qui correspond au copilotage. La capacité des outils du marketing à prévoir les besoins des clients à partir de l’analyse des bases de données reste aujourd’hui de l’ordre de la chimère. Ces outils peuvent être une aide à la décision pour le banquier, mais ils ne peuvent se substituer à son jugement pour intégrer la dimension singulière de la demande du client. La personnalisation de la prestation et notamment des conseils qui sont apportés, passe donc nécessairement par le maintien de sa dimension relationnelle.

C’est ce que souligne Gadrey (2002) : « C’est la complémentarité du capital technique (essentiellement informatique […]) et du travail, dans le cadre d’une "servicialisation assistée par l’informatique en réseau" pour des services qui se transforment alors qualitativement plus que quantitativement. On ne peut rien comprendre aux transformations des banques, des assurances, de l’hôpital, des agences de voyage et autres activités de guichet, ou des services intellectuels aux entreprises depuis les années 80, sur la base de la substitution du capital et du travail » (p. 1106). En reprenant momentanément la grille d’analyse dont Marx (1969) pose les bases dans les Manuscrits de 1844, la modernisation bancaire qui correspond à une intensification de l’aliénation du banquier (dépossession de son travail par les outils informatiques), rencontre donc une limite liée à la nature spécifique de la prestation de service bancaire. Si cette limite est franchie, c’est la qualité de l’outcome qui est alors affectée, le client devenant une victime collatérale du renforcement de la domination du capital sur le travail.

Sachant que la contrainte de rentabilité semble être l’alpha et l’oméga de l’activité bancaire, la question qui se pose est de savoir selon quels critères, quels objectifs, et quels dosages les banques articulent ces deux ressources que sont le travail, c'est-à-dire le jugement des banquiers, et le capital technique correspondant aux outils de la consolidation. En d’autres termes, quelle est la place qui sera donnée à la réduction de l’incertitude à laquelle fait face le client. C’est lors de ce choix que la transformation du paradigme bancaire exerce toute son influence. Comprendre ses effets est essentiel car cet arbitrage est la clef des difficultés bancaires sources d’exclusion bancaire.