Conclusion de la partie II

Cette partie donne à voir quels sont les éléments qui déterminent la structuration de la prestation de services bancaires quel que soit le profil des clients. La grille de lecture que nous avons élaborée peut tout aussi bien servir à l’analyse des prestations développées en direction de la clientèle « patrimoine » qu’en direction de celle qui constitue l’objet de notre thèse : les personnes rencontrant des difficultés bancaires.

Selon nous, la clef de compréhension des évolutions organisationnelles que connaissent les offreurs de services bancaires réside dans la maîtrise des multiples foyers d’incertitude sous contrainte de rentabilité. En analysant les différentes grilles de lecture disponibles, depuis les modèles de l’économie bancaire portant sur les relations de crédit jusqu’aux travaux sur les prestations de services en général, il nous a été possible de développer notre propre grille de lecture en termes de prestation de services bancaires. Elle présente plusieurs avantages.

Tout d’abord, elle permet de tenir simultanément les deux bouts de la relation qui unit clients et banquiers. En effet, contrairement aux modèles de l’économie bancaire, elle ne fait pas résider dans les hypothèses retenues (omniscience, sens de l’asymétrie d’information, etc.) l’assurance pour le client d’établir une relation qui le satisfasse. C’est précisément l’enjeu de la prestation que de parvenir à définir les besoins du client, les modalités possibles de sa satisfaction en tenant compte des contraintes et objectifs de la banque, et celles de son évaluation.

Ensuite, par l’approche globale de la prestation proposée, elle rend explicite l’articulation des différents « quasi-produits » entre eux et surtout le rôle décisif joué par le conseil qui est l’un des « quasi-produits » de la prestation. C’est là notre rupture principale avec les modèles de l’économie bancaire. Les produits ne sont plus considérés comme des fins en soi. Ils ne sont que des moyens pour atteindre les objectifs respectifs du prestataire et du client. Ce sont ces objectifs (les effets utiles des produits) qui orientent la prestation. Pour les atteindre, il est indispensable que le client participe à la production de la prestation. Il est donc un acteur à part entière. Mais il est également nécessaire de considérer le rôle que joue le conseil apporté par le banquier pour éclairer les choix du client. La prestation de services bancaires est une offre de compétences de la part de la banque, compétences techniques (les « quasi-produits » et les logiciels d’aide à la décision) ou humaine (l’expertise du banquier). Toute la difficulté réside dans la possibilité d’établir une relation où les interactions sont de suffisamment bonne qualité pour que chacun parvienne à exprimer ses besoins et contraintes, alors même qu’il s’agit d’une négociation et donc d’une relation de pouvoir généralement déséquilibrée.

Enfin, grâce à cette grille de lecture, il est possible de considérer à la fois l’incertitude portant sur la qualité de l’output , à l’instar de ce que font partiellement les modèles de l’économie bancaire, mais également celle portant sur la qualité de l’outcome. Le fait de considérer les deux simultanément modifie la compréhension que l’on a de chacune d’entre elles. En effet, réduire l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome nécessite la mise en œuvre d’un copilotage afin de saisir la singularité de la situation du client. Cependant, plus les situations s’avèrent singulières et complexes, plus il est nécessaire de développer une relation de service poussée ce qui est extrêmement coûteux (la fréquence des rendez-vous augmente et leur durée s’allonge) sans pour autant être assuré de l’efficacité de la démarche. En effet, sa dimension relationnelle crée de nouvelles sources d’incertitude portant sur la qualité de l’output, c'est-à-dire sur la phase de transformation. La qualité de cette transformation est incertaine car il importe que client et banquier parviennent à définir un langage et un intérêt commun et ainsi construire une relation de confiance, alors même que cette relation se développe avec des acteurs aux pouvoirs de négociation et aux capacités à tirer parti des informations disponibles hétérogènes et inobservables ex ante. Ce sont ces sources d’incertitude que le recours à la consolidation permet d’éviter. À l’instar de ce que démontrent les modèles de l’économie bancaire, en évitant de faire reposer la production de la prestation sur les interactions entre client et banquier, ces difficultés disparaissent. Malheureusement, la consolidation ne permet pas de tenir compte de la singularité des besoins et laisse entière l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome, en dépit de ce que laisse parfois penser la rhétorique du discours marketing. La stratégie des banques est donc d’articuler ces deux méthodes de réduction de l’incertitude en fonction de leurs objectifs commerciaux. Cette nécessité de conserver de l’humain et du singulier au sein de la prestation de services bancaires annihile du même coup les analyses qui voudraient voir dans le recours croissant aux nouvelles technologies de l’information une « industrialisation » de la banque de détail.

Fort de ces apports pour l’analyse de la prestation de services bancaires, nous devons en tirer les enseignements relatifs à notre objectif central qu’est l’analyse de l’exclusion bancaire. Nous avons mis en lumière que la structuration de la prestation de services bancaires découle des stratégies des banques pour réduire les deux types d’incertitude . L’incertitude sur la qualité de l’outcome suppose la mise en œuvre d’un mode de réduction extrêmement coûteux pour la banque mais indispensable. Il l’est d’autant plus (coûteux et indispensable) que les situations sont complexes et singulières. Cela concerne principalement : les personnes ayant des ressources financières élevées et des exigences en termes de valorisation de leurs avoirs, celles n’ayant à l’inverse que très peu de ressources ou dont leur perception est marquée par une forte irrégularité, et celles faisant face à une rupture dans leur parcours.

Dès lors, la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure est-il commercialement intéressant pour la banque de prendre en charge une partie du coût de la réduction de l’incertitude portant sur la qualité de l’outcome  ? Autrement dit, quand est-il rentable pour la banque de prendre en compte la satisfaction du client quant aux effets des produits bancaires octroyés ou non ?

Répondre à cette question détermine en très grande partie la structuration de la prestation proposée aux clients. La segmentation de la clientèle est la traduction concrète de cette réponse. Ceux pour qui cela est rentable, se verront proposer une prestation personnalisée alors que les autres devront faire face à des décisions principalement issues de l’analyse des logiciels de scoring et de datamining 269. Dans le second cas, les dispositifs techniques protégeront la banque en privilégiant la réduction de l’incertitude portant sur la qualité de l’output qui est pour elle un élément essentiel (a minima il faut que les produits octroyés le soient de manière rentable) laissant à la charge du client le fait de s’assurer que les produits utilisés sont adéquats. Il existe donc un continuum concernant les caractéristiques de la prestation de services bancaires allant d’une prestation pour laquelle le mode de réduction de l’incertitude privilégié est la consolidation (la banque se protège éventuellement au détriment du client) à une prestation pour laquelle le jugement est privilégié (banque et client partagent les coûts de la réduction de l’incertitude).

C’est dans ce partage des rôles pour réduire les deux principaux foyers d’incertitude que réside selon nous l’une des causes essentielles des difficultés bancaires sources d’exclusion sociale. En effet, la qualité de l’outcome correspond précisément à l’adéquation de l’offre bancaire aux besoins du client, adéquation qui ne s’évalue – subjectivement et objectivement – qu’au regard des conséquences pour l’intéressé des quasi-produits octroyés ou non et des conseils donnés ou non (autrement dit l’output). Dès lors, un outcome de mauvaise qualité est synonyme d’exclusion bancaire.

Il importe donc de comprendre comment les différents réseaux bancaires intègrent cette problématique et structurent la prestation de services bancaires à destination des clients potentiellement confrontés au processus d’exclusion bancaire. Cela afin de saisir de quelles manières leurs décisions et la réaction des clients favorisent ou non le développement de difficultés d’usage ou d’accès et quels sont les liens de causalité entre ces deux types de difficultés bancaires. Cela permettra également d’évaluer la pertinence des différents types de réponses – légales, bancaires ou associatives – qui sont développées ou proposées pour répondre au défi de l’exclusion bancaire.

Notes
269.

 Le déterminisme n’est pas total, les banquiers ayant tout de même la possibilité plus ou moins grande d’intervenir et de « dé-standardiser » la prestation.