B. Les effets pervers de l’appropriation monétaire et bancaire

L’appropriation monétaire et bancaire c'est-à-dire la manière dont les personnes se saisissent de la monnaie et des outils bancaires pour les adapter à leur situation, est une modalité de gestion de l’incertitude et d’expression de l’appartenance sociale. Cette appropriation se caractérise notamment par la mise en œuvre de marquages sociaux et de cloisonnements qui ne sont pas l’apanage des personnes aux revenus modestes comme nous l’avons vu au cours de la première partie. Cependant, ces pratiques sont d’autant plus courantes pour ces ménages que leur situation rend plus problématique le maintien d’un équilibre budgétaire (Vallat, 1999 ; Guérin, 2000). Les produits bancaires sont plus ou moins intégrés à ces pratiques en raison du processus d’appropriation bancaire, néanmoins, leurs règles et normes de fonctionnement sont parfois en contradiction.

Les comptes bancaires et livret, tout comme pour l’ensemble de la population, sont parfois utilisés comme support de ces cloisonnements. Ainsi, 29 % des allocataires de minima sociaux disposant d’un compte de dépôt et d’un compte de livret expliquent cette association par le fait que chacun des comptes est réservé à des revenus particuliers (17 % pour l’ensemble de la population française). D’ailleurs, « quelle que soit la population considérée, le compte de dépôt est utilisé en général au versement des revenus courants et le compte sur livret au versement des revenus plus exceptionnels » (Daniel & Simon, 2001, p. 53).

Toutefois, l’intervention du tiers bancaire et de ses règles et normes au sein de ces pratiques, est parfois source d’incompréhension entre client et banquier en raison de leurs contradictions potentielles. C’est notamment le cas lorsque les personnes demandent au banquier au guichet d’enregistrer le dépôt d’une somme en espèces sur leur compte puis effectuent dans la foulée un retrait d’un montant moins important (Guérin, 2000 ; Gloukoviezoff & Tinel, 2004). Pour le banquier, il aurait été plus rationnel de ne faire qu’une seule opération : un dépôt de la somme initiale diminuée du montant du retrait. Pour ces personnes, c’est l’inverse qui est rationnel : la distinction des deux opérations permet de mieux les mémoriser et de mieux maîtriser leur comptabilité « mentale ».

Parfois, les modalités de leur utilisation conduisent les personnes à se détourner de l’usage de produits comme le chéquier ou la carte de paiement. Les allocataires de minima sociaux trouvent notamment ces produits compliqués à utiliser, peu sécurisant et difficiles à gérer (Daniel & Simon, 2001). Ainsi, si certaines personnes recourent aux prélèvements automatiques pour s’assurer que leurs factures seront bien payées à temps, ce mode de paiement est jugé trop contraignant par d’autres. Outre leur caractère mensuel qui s’accommode mal d’une gestion hebdomadaire souvent adoptée dans les pays anglo-saxons (Kempson et al., 1999 ; Kempson, 2002 ; Corr, 2006)277, nous avons surtout observé au cours de nos enquêtes que les prélèvements automatiques ont le défaut d’empêcher la négociation avec les créanciers pour obtenir un paiement échelonné. De plus, si EDF par exemple ne facture pas d’intérêts de retard sur une facture impayée, un rejet de prélèvement par la banque coûte particulièrement cher pour des budgets limités. En réponse, certaines de ces personnes préfèrent alors retirer tout ou partie de leurs ressources. Elles entendent ainsi conserver la maîtrise de leur budget en substituant un contact physique avec leurs avoirs et une gestion en espèces à celle dématérialisée induite par ces produits278. Elles ne laissent généralement sur le compte que les sommes indispensables pour couvrir les prélèvements automatiques dont le montant est préalablement connu.

Les pratiques bancaires découlent du processus d’appropriation et traduisent donc la gestion de l’incertitude et l’expression de l’appartenance sociale. La qualité de cette outcome de la prestation de services bancaires – mais également celle de l’output – peut être compromise par leur inadéquation potentielle avec certaines règles et normes bancaires d’accès et d’usage. La prise en compte de ces savoir-faire réels dont disposent les personnes pour maîtriser leur budget, invite donc à ne pas surévaluer le rôle du manque de compétences techniques dans la survenue de ces difficultés bancaires comme le souligne Pahl (1999) : « There is certainly a need for more accessible financial education and advice services, but it is also important to recognise how much of a burden it can be for consumers to be faced with the complexity of the electronic economy » (p. 30).

L’explication liée à l’opportunisme des agents est ainsi largement insuffisante pour comprendre l’émergence de difficultés bancaires. Il apparaît au contraire que la prise de décision des personnes est affectée objectivement et subjectivement par leur situation ainsi que par la faiblesse de leurs compétences bancaires techniques et l’inadéquation de leurs savoir-faire. En raison de ces éléments, ces personnes font ainsi face à une incertitude forte lorsqu’elles recourent à la prestation de services bancaires proposée par les établissements de crédit. Elles ne sont en effet que rarement en mesure d’en évaluer correctement les résultats. C’est donc bien sur la qualité de la prestation elle-même que porte l’incertitude. Dès lors, il importe de comprendre pourquoi le copilotage ne permet pas de réduire cette incertitude et ainsi d’éviter ces difficultés.

Notes
277.

 Il est tentant de rapprocher la situation de ces personnes des observations faites par Bourdieu dans la Kabylie des années 1960 : « Installés dans l’instabilité, privés de protection que les traditions séculaires assuraient au dernier des khammès, dépourvus de la qualification et de l’instruction qui seules pourraient leur assurer la sécurité à laquelle ils aspirent suprêmement, enfermés dans l’existence au jour le jour et dans l’inquiétude chronique du lendemain, les sous-prolétaires, chômeurs et journaliers occasionnels, petits marchands, employés des petites entreprises et de petits commerces, manœuvres, sont maintenus dans l’impossibilité absolue de calculer et de prévoir dans un système économique qui exige la prévision, le calcul et la rationalisation de la conduite économique » (Bourdieu, 1966, p. 85, cité par Paugam, 2005, p. 76).

278.

 Un allocataire du RMI rencontré lors d’une enquête pour la Fédération nationale des Caisses d’épargne expliquait qu’il conservait tout son argent dans une boite à biscuit car cela avait l’intérêt majeur de ralentir ses dépenses quand il commençait à voir le fond contrairement au compte bancaire, dont on ne voit jamais le fond.