B. Une dépersonnalisation qui favorise les préjugés

En dépit du rôle qu’y jouent les dispositifs techniques, la prestation de services bancaires reste une relation sociale. C’est à ce titre qu’il a été nécessaire d’analyser les contraintes pesant sur les clients et expliquant leurs pratiques. C’est également à ce titre qu’il est nécessaire d’interroger les pratiques des banquiers au travers des contraintes qui sont les leurs en tant que salariés de l’organisation bancaire.

Ces contraintes tiennent à fois au différentiel d’expertise et de statut avec leurs clients qui peut entrainer une dissymétrie trop importante (chapitre 6), et à la redéfinition de leur rôle par la modernisation bancaire qui les départit largement de leur autonomie de décision (chapitre 7). Leur double influence se traduit par le fait de voir les banquiers doter du statut d’experts capables en théorie d’apporter les réponses adaptées aux besoins de leurs clients, et dans le même temps de les priver des conditions nécessaires pour y parvenir lorsque les clients sont jugés à faible potentiel commercial.

Ne pouvant véritablement leur donner la parole et n’ayant pas le temps (et parfois les compétences) pour les écouter et les comprendre, les banquiers n’ont pas la possibilité d’interpréter correctement la situation de ces clients et de donner du sens à leurs pratiques. Dans l’incapacité d’apporter une réponse satisfaisante aux difficultés de ces clients, elles leur apparaissent alors comme irrationnelles et sont souvent interprétées à l’aide d’idées reçues sur les pauvres. Les entretiens menés avec des banquiers notamment dans le cadre de l’enquête pour l’Observatoire national de la pauvreté et l’exclusion sociale ont ainsi mis en lumière trois préjugés largement répandus au sein de la profession bancaire.

Le premier est que ces clients ne comprenant pas le fonctionnement du système bancaire sont souvent assimilés à des enfants dans la mesure où ils feraient preuves de légèreté et d’insouciance dans l’usage de leurs produits. Le second est qu’ils sont souvent caractérisés par un manque d’honnêteté : quels que soient les réseaux bancaires, ils sont soupçonnés de dissimuler des éléments qu’il faut leur faire « avouer ». Enfin, il est supposé que les clients ayant eu des difficultés dans le passé en auront également à l’avenir parce qu’ils ne parviennent pas à tirer partie des conseils qui leurs sont donnés et à apprendre de leurs erreurs. Ces représentations ne sont pas partagées par l’ensemble des banquiers. Néanmoins, elles sont largement présentes et découlent en grande partie du cadre organisationnel dans lequel les banquiers évoluent. Elles sont le symptôme de l’inégalité de position qui caractérise la relation bancaire lorsqu’elle s’établit avec des clients ayant peu ou pas de potentiel économique selon la banque.

Au-delà de la question morale que posent ces préjugés, ce sont leurs effets sur la qualité des résultats de la prestation qui doivent être considérés. Ils s’avèrent en effet particulièrement nuisibles dans la mesure où ils renforcent les difficultés pour établir un langage commun et un climat de confiance entre banquier et client en légitimant l’adoption par le banquier de comportements allant objectivement à l’encontre des intérêts du client.

L’un de ces comportements est proche de ce que Jack Guttentag et Richard Herring (1986) nomment la « myopie au désastre ». Il s’agit de l’incapacité pour les banquiers à remettre en question leurs décisions précédentes afin d’éviter les difficultés financières lorsque les signes annonciateurs de fragilité apparaissent. À l’instar de ce que nous avons vu à propos du rôle des émotions pour les clients, le mécanisme en jeu ici est également de l’ordre de la dissonance cognitive et a pour but de protéger le bien fondé des décisions passées. Ce sont donc les représentations qui sont préservées et le comportement qui est modifié : ignorance des signaux, rejet de leur pertinence, distorsion de leur interprétation. Pour Laurence Scialom (1999), l’effet de cette dissonance explique « les dérives constatées dans les processus de crédit conduisant à de véritables dynamiques de surendettement » (p. 65).

Dans le cas des banquiers en relation avec une clientèle aux ressources modestes, la difficulté à se remettre en question est d’autant plus grande que les préjugés sur ces clients viennent légitimer les décisions prises. Dans la mesure où ces décisions, à l’instar de celles du client, jouent un rôle dans la mauvaise qualité de l’output et de l’outcome, leur difficile remise en cause interdit la recherche de solutions. Une illustration de la présence de ce mécanisme est donnée par les réticences de nombreux banquiers à s’impliquer dans les dispositifs d’accompagnement budgétaire mis en place par certains établissements281. Les entretiens que nous avons menés à ce sujet ont fait ressortir qu’ils veulent bien orienter des clients en difficultés vers ces structures mais à condition qu’aucun jugement ne soit émis sur les décisions qu’ils ont été amenés à prendre précédemment.

Notes
281.

 Nous revenons plus en détail sur ces dispositifs dans le dernier chapitre. Le principe est d’apporter conseil et personnalisation aux clients en difficulté par l’intermédiaire d’une structure dédiée animée par des professionnels qui apportent un regard extérieur sur la situation et la relation.