C. Les effets pervers d’un rapport hiérarchique

La position hiérarchiquement supérieure d’un point de vue technique, social et culturel du banquier peut également le conduire à ne pas respecter certaines de ses obligations à l’égard des clients mais également certains de leurs droits. Alors que la prestation de services bancaires suppose que les clients aient la possibilité de faire entendre leurs attentes et leurs désaccords, cette démarche est rendue quasiment impossible lorsque les banquiers ne prennent pas au sérieux les arguments avancés ou qu’ils énoncent à haute voix et au guichet les difficultés rencontrées par un client, au mépris des règles les plus élémentaires de confidentialité.

De la même manière, les éléments sur la vie privée des personnes auxquelles ont accès les banquiers en raison de leur vision des comptes bancaires sont souvent le support de jugements moraux qui viennent justifier les décisions prises. Ainsi, les entretiens pour l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale ou bien encore ceux pour le Secours Catholique sont émaillés d’exemples où le banquier pourra estimer qu’une personne n’occupe pas de manière suffisamment stable ses emplois, que telle autre devrait faire plus d’efforts pour retrouver du travail, ou bien encore qu’une troisième ne devrait pas se déplacer si loin de son domicile et qui plus est en bord de mer282. Ces jugements moraux sont presque banals, à tel point que différents banquiers n’ont pas hésité à expliquer qu’ils rejettent plus facilement des prélèvements lorsqu’ils constatent que les personnes sont abonnées à différentes chaînes payantes de télévision. Pourtant, seuls des éléments liés à l’équilibre budgétaire et au niveau de risque de ces clients devraient intervenir dans leur choix.

Ces comportements transforment bien souvent le rendez-vous avec le banquier en épreuve humiliante pour ces clients en difficulté. Mais le sentiment d’humiliation est d’autant plus grand et celui d’impuissance d’autant plus fort que les pratiques des banquiers contreviennent parfois clairement aux règles qui s’imposent à eux. Les exemples de personnes ayant vu leurs prestations sociales saisies par la banque alors qu’elles sont légalement insaisissables, ou dont le plan de surendettement n’a pas été respecté (la banque continuant à rembourser le découvert sans respecter les termes du plan), sont extrêmement répandus. Elles le sont à tel point en matière d’insaisissabilité qu’en 2002, un décret a institué une nouvelle procédure permettant de préserver un montant correspondant au RMI en cas de saisie sur le compte sans avoir à justifier de la nature des ressources283.

Face à de tels excès, les clients n’ont parfois d’autre recours que de revenir accompagnés d’un travailleur social pour tenter de se faire entendre. C’est notamment le cas de cette personne qui ayant réglé tous les frais liés à son interdiction bancaire a dû recourir au soutien d’une assistante sociale pour obtenir de son ex-banquier (elle avait changé de banque suite à ces incidents) qu’il lève son inscription au Fichier central des chèques (Gloukoviezoff & Tinel, 2004). Néanmoins, le plus souvent, la résignation est la seule option qui s’offre à ces clients.

La prestation de services bancaires telle qu’elle est structurée, favorise le développement d’une relation hiérarchique entre les banquiers et leurs clients. Cette hiérarchie exerce ses effets sur la dimension technique de la prestation en mettant en cause la qualité de l’expertise du professionnel (difficultés à se déjuger, non respect de certains droits ou de certaines procédures). Mais elle influe également sur la dimension sociale des interactions qui composent la relation de service notamment au travers des préjugés et des violences symboliques (mépris, formes d’humiliation, etc.). Bien entendu, ces comportements ne sont pas tous systématiquement et simultanément présents. De même, lorsqu’ils sont présents, ils le sont à des degrés variés. Néanmoins, leur présence est suffisamment régulière pour pouvoir constater que la structuration de la prestation de services bancaires se traduit par le développement d’une relation bancaire hiérarchique qui nuit à la fois à l’exercice du jugement du banquier ainsi qu’à l’établissement d’une relation de confiance. C’est ainsi la possibilité d’élaborer un langage commun, une analyse de la situation, et des conseils adaptés que les clients puissent s’approprier qui est mise en péril.

Si à l’instar des clients, la responsabilité individuelle des banquiers dans les décisions qu’ils prennent ne doit pas être évacuée dans la mesure où tous n’adoptent pas le même comportement, il est indispensable de prendre simultanément en compte l’influence sur ces décisions du cadre organisationnel dans lequel ils évoluent. Cela permet notamment de comprendre pourquoi parmi les banquiers, certains ressentent un malaise profond en raison de la contradiction entre leur conception de leur métier et ce qu’ils sont amenés à faire pour répondre aux attentes de résultats de leur hiérarchie284. En effet, par les objectifs qu’ils assignent à leurs salariés, par la manière dont ils les mesurent, et par les outils qu’ils mettent à leur disposition pour les atteindre, autrement dit, par le primat qu’ils accordent à la qualité de l’output sur celle de l’outcome pour cette catégorie de clients, les établissements bancaires offrent un cadre organisationnel qui ne laisse objectivement que peu de place à la prise en compte de la singularité des besoins des clients grâce au copilotage.

Notes
282.

 La CNIL a ainsi rappelé à l’ordre en 2005 plusieurs établissements bancaires pour les commentaires saisis sur les zones « bloc-note » des fiches clients par leurs salariés : « " Mme est malade nerveusement et a tendance à perdre les pédales " ; " il habite avec son frère qui est handicapé physique " ; " n'a pas de projet immédiat si ce n'est se laisser vivre " ; " client en prison, information judiciaire pour trafic de stup " ; " culture musulmane " ; " Bon parler Français "... » http://www.cnil.fr/index.php?id=1815

283.

 Décret n° 2002-1150 du 11 septembre 2002 instituant un dispositif d’accès urgent aux sommes à caractère alimentaire figurant sur un compte saisi.

284.

 Ces éléments nous ont été rapportés aussi bien par les banquiers eux-mêmes que par des travailleurs sociaux intervenant auprès de professionnels de la banque.