A. Un vécu différencié de la relation

Lorsque nous avons étudié les conséquences des difficultés bancaires, nous avons montré en quoi elles pouvaient affecter le lien à soi au travers de l’analyse du rôle des émotions (chapitre 3). Ces conséquences sur le lien à soi s’expriment également lors du déroulement de la prestation de services bancaires. En effet, en ne donnant que peu de place au client et en se traduisant parfois par des formes de violences symboliques voire même d’abus de pouvoir, les caractéristiques de la prestation peuvent mettre en cause leurs « prétentions légitimes » en étant assimilées au jugement que la société porte sur ces personnes au travers de l’institution qu’est la banque. C’est sans doute pour cela que l’interdiction bancaire décidée par la banque est majoritairement vécue comme une sanction morale (Gallou & Le Quéau, 1999).

Alors que nous avions fait découler la rationalisation, la revendication et la culpabilité de la manière dont les personnes parvenaient à gérer la dissonance cognitive liée aux difficultés bancaires, il est à présent possible de préciser que cette gestion est également liée aux caractéristiques de la prestation proposées par la banque sans pour autant en découler mécaniquement. Plus la prestation sera caractérisée par des interactions hiérarchiques et humiliantes, plus la dissonance cognitive sera forte et moins l’adoption d’une attitude de rationalisation sera possible.

Le comportement adopté par les clients et donc le type de relation qui s’établit avec la banque est au carrefour de leur vécu de la dimension plus ou moins hiérarchique de la prestation proposée et de leur proximité avec les savoirs bancaires nécessaires. Lorsque la prestation est personnalisée, un climat de confiance peut s’installer et le client peut alors adopter un comportement de coopération favorable à la qualité de prestation. Cependant, y compris lorsque la prestation se caractérise par un faible copilotage et une dimension hiérarchique marquée, certaines personnes entretiennent une relation avec leur banque qui en limite les effets négatifs : une relation instrumentale. Elles parviennent d’une part à maîtriser les effets des émotions liées à la dimension hiérarchique de la relation mais elles ont d’autre part suffisamment de connaissances et de compétences pour utiliser dans leur intérêt les différents produits bancaires auxquels elles ont accès. Elles peuvent ainsi choisir de multiplier les interlocuteurs en ouvrant des comptes dans différentes banques pour réduire leur relation de dépendance. Ce type de relation est davantage le fait de personnes qui adoptent un mode de gestion rationalisé. Là encore, cette attitude permet d’éviter que la situation ne s’aggrave davantage et parfois de trouver des solutions en préservant les possibilités de copilotage existantes.

En revanche, lorsque les personnes ne parviennent pas à rationaliser le sentiment de honte qui peut être provoqué par la dimension hiérarchique de la relation et qu’elles n’ont pas les connaissances et compétences nécessaires pour conserver la maîtrise de la gestion bancaire de leur budget, le comportement adopté annihile toute possibilité de copilotage. La première attitude proche du mode de gestion de revendication correspond à l’agressivité et est source de conflits entre le client et le banquier. En effet, la personne peut rejeter sur la banque la responsabilité des difficultés bancaires rencontrées ou avoir le sentiment que la banque la juge comme ne sachant pas gérer son argent et ne reconnaît pas les privations qu’elle s’inflige. Confrontée à un comportement condescendant ou méprisant de la part du banquier, elle aura tendance à riposter avec les « armes » dont elles disposent : tenter de lui tenir tête et parfois même en venir aux insultes.

À l’inverse la seconde attitude est proche de la culpabilité et correspond pour les personnes à une volonté de fuir la relation bancaire pour éviter ce qu’elles vivent comme la stigmatisation de leur échec. Dans ces situations, les remarques du banquier précédemment décrites, mais également l’absence d’intérêt et d’un minimum de compassion pour elles, ont un impact extrêmement puissant sur l’estime de soi. Pour éviter cette souffrance, ces personnes ne se rendent plus ou le moins possible dans leur agence et tentent de trouver des solutions repoussant autant que possible le moment où cette confrontation sera devenue inévitable. Cette attitude de fuite peut également s’expliquer par une volonté de minimiser l’ampleur des difficultés rencontrées. Pour ne pas être confrontée à la réalité, la relation avec le banquier est alors évitée autant que possible. Dans ce second cas, l’absence de remise en cause personnelle qui est le moteur d’une telle attitude, la rapproche davantage du mode de gestion de revendication que de celui de culpabilité.

Qu’il s’agisse de l’agressivité ou de la fuite, la faible maîtrise des savoirs bancaires de base est un facteur aggravant dans la mesure où elle prive ces personnes d’un moyen d’action et donc d’une forme de pouvoir au sein de la relation. Dès lors, la dimension hiérarchique de la relation et donc l’intensité de l’agressivité ou de la fuite qu’elle alimente, n’en seront qu’accrues. En retour, le peu de compétences possédées aura d’autant plus de mal à être mis à profit.

À l’exception de l’instrumentalisation de la relation bancaire qui permet de préserver les rares espaces disponibles pour le copilotage, les attitudes d’agressivité et de culpabilité adoptées par les clients les compromettent totalement. Dans ces deux dernières situations, il est impossible de parvenir à développer un langage commun et une relation de confiance. Mais si la responsabilité des clients et l’influence d’autres éléments comme la situation de précarité ne doivent pas être évacuées, il faut souligner là encore que les caractéristiques de la prestation influent sur l’attitude qu’ils adoptent de manière directe par le faible espace laissé pour le copilotage, et indirecte au travers du comportement des banquiers. La prestation de services bancaires proposée par les établissements de crédit se révèle donc potentiellement inappropriée et source d’aggravation des difficultés de par les effets qu’elle produit sur les clients eux-mêmes. Nous retrouvons là un élément que nous avions développé au cours de la deuxième partie de la thèse qui veut que les caractéristiques de l’offre, ici la prestation, aient un effet déterminant sur la qualité du résultat. Dès lors, le niveau de risque d’un client généralement pris en compte du seul point de vue de la qualité de l’output , ne peut être considéré isolément des caractéristiques de la prestation proposée dans la mesure où elle influence le comportement du client et induit donc en partie son niveau de risque.