A. Un profil de consommation apparemment peu profitable…

En dehors des questions de coût de copilotage, les clients aux ressources modestes sont généralement considérés comme commercialement peu intéressants car, leurs besoins correspondent rarement aux objectifs des prestataires. Non seulement, ces clients sont relativement peu consommateurs de produits à forte valeur ajoutée pour les établissements de crédit comme l’épargne à terme287 mais de plus, leurs besoins peuvent se révéler insuffisamment rentables. En matière de crédits par exemple, ces clients souhaitent emprunter de petits montants pour lesquels le taux d’intérêt pratiqué, limité par le taux de l’usure, ne permet pas de couvrir les coûts fixes lié au montage d’un dossier de prêt. Mais plus encore que ces « coûts de transaction », ceux qui posent véritablement problème aux banques de détail sont liés à la consommation des services de guichet.

En dépit du développement de la « banque à distance » (téléphone, minitel, internet), l’activité bancaire de détail continue de se caractériser par la nécessité périodique de temps de coprésence que ce soit pour des opérations techniques de coproduction (retirer un chéquier, déposer un chèque, etc.) ou des interactions de copilotage (réévaluer l’équipement bancaire d’un client, régler un incident, etc.). Ces interactions entre clients et banquiers sont coûteuses pour l’établissement dans la mesure où elles ne sont pas facturées directement aux clients en tant que telles.

L’une des spécificités des clients aux faibles revenus tient précisément à leur consommation supérieure à la moyenne de ce type de services : 74 % des allocataires de minima sociaux se rendent au moins une fois par mois dans leur agence alors que ce n’est le cas que pour 63 % de l’ensemble de la population (Daniel & Simon, 2001). Les explications de cette différence tiennent à la fois à leur gestion en espèces mais également à leurs difficultés d’usage plus fréquentes transformant les interactions au guichet en temps de copilotage même sommaire (demander l’impression d’un relevé de compte, se faire expliquer ce qui y est inscrit, etc.). En dépit des efforts des établissements de crédit pour en limiter autant que possible l’ampleur par le recours à la consolidation et la mise à disposition d’automates pour la réalisation des opérations techniques, le caractère indispensable du copilotage s’exprime au travers du maintien d’un niveau élevé de présence des clients au guichet.

Lors de notre enquête au sein des agences de la Caisse d’épargne (Gloukoviezoff, 2003), nous avons pu quantifier cette différence de mode de consommation des services de guichet. Il y a en effet au moins un client présent au guichet de l’agence pendant 93 % du temps d’ouverture en zone urbaine sensible (ZUS) alors que ce taux chute à 58,5 % en zone urbaine favorisée (graphique 8). Cette présence massive suppose du personnel disponible au guichet. Celui-ci ne peut dès lors pas se consacrer à d’autres activités comme les rendez-vous destinés à vendre des produits. Ce temps de guichet est d’autant moins consacré aux activités commerciales qu’il a plus souvent pour objet l’expression d’une difficulté de la part du client : près de 40 % des clients expriment une difficulté au guichet en ZUS alors que ce taux est inférieur à 15 % en environnement favorisé (graphique 9).

Graphique 8 : Taux de présence des clients au guichet
Graphique 8 : Taux de présence des clients au guichet

Source : Gloukoviezoff (2003).

Graphique 9 : Taux de difficultés au guichet
Graphique 9 : Taux de difficultés au guichet

Source : Gloukoviezoff (2003)

Ces difficultés très présentes en ZUS sont généralement regroupées dans le vocabulaire bancaire sous l’expression « faire du social ». Ce jugement de valeur souligne leur caractère illégitime pour les banquiers : ceux-ci n’ont pas le sentiment d’exercer leur vrai métier en y répondant mais davantage de rendre un service en plus à leur clientèle, service non pris en compte dans leur évaluation. Pourtant, lorsque nous avons évalué plus précisément la nature de ces difficultés, cette description est apparue discutable. En adaptant la typologie de Gadrey (1998), nous les avons regroupées en quatre catégories : « sociale » (problème d’alcoolisme, familiaux, etc.), « déviance » (manque de respect à l’égard du banquier et tentatives de fraude), « ressources » (lorsqu’un incident survient en raison de l’insuffisance des ressources sur le compte), et « difficultés cognitives et culturelles » (les difficultés à maîtriser les savoirs bancaires de base et à les mettre en œuvre) (graphique 10).

Graphique 10 : Typologie des difficultés rencontrées au guichet
Graphique 10 : Typologie des difficultés rencontrées au guichet

Source : Gloukoviezoff (2003).

Ce que les banquiers considèrent comme leur cœur de métier – les difficultés liées aux ressources – ne représente que 22 % des difficultés auxquelles ils sont confrontés. En revanche, les problèmes sociaux qui ne sont effectivement pas de leur ressort n’en représentent que 3 %. Si l’on laisse de côté les problèmes de déviance qui correspondent aux aléas normaux d’une relation commerciale avec un minimum d’interactions288, 70 % des problèmes exprimés au guichet tiennent aux difficultés cognitives et culturelles. Elles paraissent illégitimes aux banquiers car elles portent sur des éléments basiques du fonctionnement des produits bancaires : savoir utiliser un automate, parvenir à rédiger correctement le formulaire de dépôt de chèque, lire un relevé de compte, en comprendre les termes techniques (y compris parfois « crédit » et « débit »), etc. Pour les clients en revanche, il s’agit là d’un élément essentiel : ces conseils et explications sont une des composantes du copilotage inhérent à la prestation de services bancaires. Les difficultés exprimées au guichet correspondent donc à une réintroduction d’une forme de copilotage, même sommaire. Les établissements bancaires tentent de la limiter autant que possible en corsetant l’action de leurs salariés et en ne la prenant pas en compte dans leur évaluation ce qui en accroît encore le caractère illégitime.

Notes
287.

 Alors que 45 % des ménages disposent d’au moins un compte d’épargne à terme, seulement 11 % des allocataires de minima sociaux sont dans une situation similaire (Daniel & Simon, 2001).

288.

 Bien que nous ne le développions pas ici, nous avons constaté que le manque de respect au guichet (signes ostensibles de mépris, manque de courtoisie, etc.) est davantage présent en environnement urbain favorisé qu’en zone urbaine sensible.