A. Des besoins ignorés ou mal satisfaits

Parmi les pratiques qui illustrent la moindre prise en compte des besoins réels des clients aux ressources modestes, se trouve le fait de faire surconsommer le client. En usant de son « pouvoir de prescription » (Cusin, 2002 ; Brunet et al., 2003), le banquier équipe son client avec un ensemble de services qui ne seront pas consommés ou qui sont particulièrement rentables pour la banque. Déjà mentionnés au sujet des surcoûts liés aux difficultés bancaires (chapitre 3), les principaux produits concernés sont : les packages correspondant aux bouquets de services compris dans la convention de compte (carte de retrait, moyens de paiement scripturaux, assurance en cas de perte, etc.)291, les produits d’épargne basés sur la bourse pouvant mettre en danger l’épargne constituée par ces personnes modestes, ou bien encore, les assurances-vie dont certains banquiers suréquipent leurs clients.

Dans ces différents cas, c’est le manque de connaissances bancaires et le manque de pouvoir de négociation du client qui sont mis à profit par le prestataire. Pour répondre aux objectifs qui lui sont fixés, le banquier oriente le client vers des choix qui ne sont pas les plus intéressants pour lui au regard de la qualité de l’outcome, mais qui permettent en revanche la qualité de l’output pour le prestataire. Ce pouvoir de persuasion du banquier est également renforcé par l’étroitesse de l’éventail des choix offerts à ces clients292.

Contrairement à ce qu’affirme la rhétorique des professionnels du marketing, ce n’est pas prioritairement le besoin des clients qui détermine l’offre du prestataire, mais le niveau de rentabilité que celui-ci attend. Au Royaume-Uni, la modernisation bancaire s’est ainsi largement traduite par le retrait de produits développés spécifiquement pour les clients à faibles ressources (Carbo et al., 2005). Cependant, ils n’ont pas été retirés parce qu’ils n’étaient pas rentables mais parce qu’ils ne l’étaient pas suffisamment (Knights et al., 1997).

C’est notamment le cas des crédits à la consommation dont les remboursements pouvaient se faire de manière hebdomadaire. Les banques mainstreams ont ainsi cessé de proposer de tels produits alors même qu’il s’agit d’une caractéristique très appréciée des personnes à bas revenu car elle leur permet d’intégrer plus facilement le crédit dans leur cycle de gestion budgétaire (Kempson, 2002 ; Collard & Kempson, 2005)293. En France, une évolution similaire est également à l’œuvre.

La possibilité d’emprunter de petits montants avec un échéancier de remboursement précis comme pour un prêt personnel sont des caractéristiques particulièrement appréciées par ces clients. Pourtant, ils ne peuvent plus ou presque obtenir un prêt personnel pour un montant inférieur à 1 500 voire 2 000 euros. En-deçà de ces montants, la seule solution proposée est un crédit revolving. Ainsi, pour un montant nécessaire de 500 euros par exemple, la ligne de crédit ouverte sera d’un montant bien supérieur à ce besoin294. Le risque pour ces personnes soumises à la pression de la précarité, est d’être incitées à utiliser le reste de leur réserve bien que leurs moyens financiers ne le permettent pas. La probabilité que des difficultés bancaires surviennent, est alors accrue d’autant (RFA, 2002b ; Policis, 2004 ; Bayot, 2005 ; Collard & Kempson, 2005 ; Gloukoviezoff & Lazarus, 2007 ; Gloukoviezoff & Palier 2008). Cette inadéquation du montant proposé au regard du besoin des clients a pour seule explication les objectifs de rentabilité des prestataires. Tout d’abord, les coûts administratifs sont réduits par la possibilité de puiser librement dans la ligne de crédit. Ensuite, les taux des crédits revolving sont plus élevés que ceux des prêts personnels. Enfin, les éventuelles difficultés rencontrées sont l’occasion de frais bancaires qui en accroissent la rentabilité295.

La définition des caractéristiques des produits effectivement accessibles aux clients jugés sans potentiel commercial apparaît donc comme principalement guidée par la recherche de la satisfaction des intérêts du prestataire au détriment de ceux de ces clients296. Mais la traduction de la mise en œuvre de ce que l’on peut nommer « stratégie commerciale » des établissements de crédit, se retrouve également dans leur politique tarifaire.

Notes
291.

 L’association Consommation, Logement et Cadre de Vie (CLCV) indique ainsi sur son site internet que seuls les packages comprenant une carte bancaire de paiement haut de gamme sur laquelle une économie substantielle est faite, sont financièrement intéressant ( www.clcv.fr ). Ce ne sont pas ces packages là qui sont proposés aux clients aux ressources les plus modestes.

292.

 Selon la typologie de Dockès (1999, 2000), le pouvoir communicationnel du banquier est renforcé par son pouvoir de marché.

293.

 En France, l’un des principaux établissements de crédit spécialisés a étudié la faisabilité d’un tel produit mais y a renoncé en raison des coûts de gestion qui le rendait beaucoup moins rentable que les produits actuellement commercialisés.

294.

 Le montant moyen de ces lignes de crédit est de 2 400 euros pour les emprunteurs appartenant aux 20 % de la population ayant les plus faibles revenus et leur encours moyen de 1 400 euros (Policis, 2004).

295.

 Les deux derniers éléments sont détaillés dans la suite de cette section.

296.

 Ce constat fait écho à ce que John Kenneth Galbraith (1989) nommait « filière inversée » à propos de la production de biens par l’industrie.